Je me demandais bien comment tout ça finirait.
Parce que tout finit. Même les amours.
Même une passion de collectionneur.
Bosseigne semblait s’être résigné à la perte de son
fauteuil et moi, je tentais de poursuivre une existence inquiète à ses côtés et
nos retrouvailles des matins et des soirs donnaient de l’épaisseur à nos vies.
Le café restait entre nous, mieux qu’une habitude, un
réel plaisir.
Café du soir, café du matin.
Nos silences continuaient à peupler nos journées et nos
conversations, nos nuits.
Mais j’avais souvent un petit pincement dans la poitrine.
Cet état d’équilibre serait forcément un jour remis en question. Une rencontre,
une déception, un accident du destin nous séparerait.
Une femme peut-être.
Jeune, souple et belle.
C’était dans l’ordre des choses.
Si nous avions pu jusqu’à présent loger nos douleurs
personnelles dans la maison héritée de ma mère, chacun s’ingéniant à les rendre
invisibles à l’autre, les plaçant d’abord dans l’espace commun, puis dans
celui, plus intime de nos chambres et encore plus secrètement dans les tiroirs
de nos bureaux, je savais qu’un rien pouvait lézarder nos forteresses fragiles
et nous rendre vulnérables.
La maison nous deviendrait insupportable, à l’un comme à
l’autre.
Bosseigne se rendrait compte de sa jeunesse et de la
folie d’enterrer sa vie aux côtés d’une parente beaucoup plus âgée.
Et alors.
Tout finirait d’être.
Notre
maison deviendrait une expression du passé, et à mon tour, je
serais rejetée en arrière. Lui, Bosseigne, à grandes enjambées rejoindrait ses
contemporains, riant au souvenir des années passées à rechercher un fauteuil
disparu en compagnie d’une parente. Il irait, comme disent les gens, de
l’avant, vers son destin, un futur qui ne serait plus conjugué avec le mien.
Tout avait commencé par un héritage.
Auquel ni lui ni moi n’avons su échapper.
Une maison, un fauteuil. Et j’ajouterais : une
famille, même réduite à une seule personne, ma mère. Dont nous héritions
conjointement. Puisque cousins germains.
Nous nous étions réjouis un peu vite. Mais dans notre
solitude, ce geste nous rapprochait dans l’illusion contenue dans le mot
famille.
Et voilà que.
Le téléphone à nouveau sonne.
C’est l’indicateur de la Suisse qui s’affiche.
41.
Non, merci je n’ai besoin de rien.
Je crois que si. Voix de Bosseigne.
En Suisse donc.
Je viens de découvrir quelque chose d’important.
Me dit Bosseigne au téléphone.
Il dit aussi qu’il va me rappeler.
Et je pense : ça y est.
Il va me dire que notre existence n’a plus lieu d’être.
Qu’il a trouvé un travail à Genève.
Qu’il s’installe en Suisse.
Et je sors dans le jardin doré et roux d’automne.
À toute vitesse j’envisage une nouvelle vie.
Sans lui.
Nous avons bien vécu sans ce foutu fauteuil.
On peut exister sans.
Sans Bosseigne ?
Je marchais en cercle.
Marcher en cercle dans les feuilles mortes me
paraissant la moins mauvaise
manière.
Muloter aussi me revenait en mémoire.
Redevenir renarde, échapper à l’humain, au langage, à la
douleur.
Broder des rennes et des bisons sur une vieille veste grise.
Brandir des morceaux épars de fauteuil à brûler.
Muloter,
muloter et muloter encore.
La nuit tombe vite en novembre.
En Suisse aussi. Encore plus tôt.
Que fait Bosseigne ?
Pourquoi ne rappelle-t-il pas ?
À nouveau l’indicateur 41 s’affiche.
Bosseigne, sa voix joyeuse que je connais bien.
Trois visages, annonce-t-il, sur un seul tableau de
dimensions inhabituelles.
Mais je suis arrivé à le mettre dans l’auto. Un tableau
carré d’un mètre vingt sur un mètre vingt.
Tu vas être étonnée.
L’étonnement m’a toujours paru inespéré. Comme découvrir
un trésor sous son oreiller. Une grotte ornée sous ses pieds.
Alors j’attends que Bosseigne éclaire le noir de la
caverne où je me tiens depuis son premier appel.
Je sais même qui a peint ce tableau.
On a fait des recherches avec des amis et l’un d’eux, un
poète, possède du même peintre un tableau plus petit et de même facture. Un
garçon coupant en quartiers une pomme.
Tu m’écoutes ?
La Suisse n’est pas si lointaine, lui ai-je répondu.
En fait d’éloignement, ce tableau pourrait bien remplacer
un fauteuil, et là, mon parent éclate de rire et transperce mes oreilles de
mille aiguilles sonores.
Tu peux me le décrire ?
C’est une toile peinte à l’huile. Dans des tons un peu…
Oui ?
Je ne vois qu’un mot : balthusiens.
Non…
Une proximité dans les couleurs et les visages, les trois
visages. Et puis il y a le poignard que tient le garçon, on le retrouve sur le
tableau que possède mon ami poète et que j’ai vu chez lui. C’est
extraordinaire.
Acheter un tableau n’a rien…
Si on l’achète à la nuit tombée, sur un marché place
Riponne, pour 50 francs, oui, c’est extraordinaire. Mais c’est surtout la scène
représentée. Nous y sommes !
Comment ? Bosseigne, je ne comprends rien.
Calme-toi, parle moins vite. Nous, toi et moi ?
Oui, en quelque sorte. Je vais tout te raconter. Demain
tu verras le tableau, je rentre avec lui.
Ainsi voilà le changement attendu, espéré, redouté parfois.
En lieu et place d’une séparation, en lieu et place d’une
rivale, trois personnages sur un tableau vont entrer chez nous : dans la
maison héritée de ma mère.
Bosseigne raconte vite, en quelques mots, un frère, une
sœur, un père à l’arrière-plan et surtout ce poignard dont il parle et reparle.
Trois visages qui se ressemblent.
Deux visages jeunes et un, plus âgé, en partie estompé.
Les deux visages masculins de profil encadrent le visage féminin qui nous fait
face.
Une peinture d’une grande simplicité et d’un grand
raffinement. Comme à Chauvet ou Lascaux.
Les visages sont réduits à l’essentiel et très expressifs
pourtant.
Bosseigne dit encore qu’il voit cette scène comme un
sacrifice rituel. Le frère doit tuer sa sœur.
Redit qu’il s’agit de nous.
Des parents. Des proches et la mort qui entre doucement
en scène.
Suspendue à la décision du père presque invisible mais
présent.
Comme ta mère, conclut Bosseigne.
Mais le frère ne tuera pas sa sœur.
N’obéira pas aux ordres de mort. Iphigénie-Antigone en
nous faisant face se sauve et nous avec elle, conclut mon parent.
Comme nous, bien vivants ensuite, dès que la mère laisse
la place, reprend-il après un court silence.
Et Bosseigne rit dans le téléphone. Nous n’avons plus
besoin de fauteuil !
Et je finis par rire aussi.
Mais où allons-nous le mettre, ai-je fini par demander.
Là où il a sa place, entre ta chambre et la mienne.
Dans le salon.
Entre nous.
Une fois de plus Bosseigne a le dernier mot.
Entre, nous.
Ainsi a commencé notre nouvelle existence.
Sans fauteuil maternel.
Un tableau qui retrouve sa maison.
Une patrie fraternelle. C'est bien, non?
Oui, Bosseigne a raison.
Seul le rire, entre nous.
Et ces deux visages fraternels.
Sans père ni mère.
Vivants, simplement.