Ne rien changer.
Poursuivre sur la route du Garamond.
Ne pas s’en écarter.
Après tout c’est elle que nous suivons depuis des
semaines.
Même si nous avons traversé le Guadiana et ne sommes plus
dans le même pays, la route est la même qui s’écrit en Garamond.
Guadiana, Garamond, même lettre pour les deux, le fleuve
et le caractère.
Le Guadiana traversé, nous retrouvons la ville moderne.
Badajoz par exemple ou pire, Madrid que nous longeons
dans la pluie et le vent.
Depuis trois semaines, nous avions oublié les centres
commerciaux, les grandes avenues, les embouteillages, les immeubles géants.
Ce qui ne change pas, le fleuve et les caractères pour
écrire son nom.
Nous avons gravi des rues de villages perchés et vu
autour de nous la plaine et l’eau des barrages former des îles et transformer
un paysage méditerranéen en Finlande.
La brume et la pluie ont aidé à la métamorphose.
Un autre pays s’est montré, ses îles enforestées, ses
bras de mer divagant autour d’elles et un moment nous avons cherché dans nos
souvenirs le paysage finlandais le plus ressemblant, peut-être les lacs autour
de Tampere ?
Mais tout près de nous a résonné la langue portugaise et
nous sommes revenus à Monsarraz.
Maintenant autour de nous claque une autre langue. Elle
va avec le monde qui nous entoure.
Va vite, chante, crie, existe avec exubérance.
Nous entoure, nous informe, nous croit anglais.
Nous parle avec véhémence de gastronomie.
Après le Portugal, l’Espagne est une épreuve.
Sa vastitude, ses constructions abandonnées, immenses
zones vides, nous laissent une impression de vague tristesse à laquelle
contribue le torrent de pluie qui nous poursuit depuis Badajoz. Mais de part et
d’autre d’une autoroute, peut-on voir de la beauté ?
Et le miracle se produit : Sigüenza. Il y a eu de
petits miracles avant elle, mais souvent battus en brèche trop vite. Le
Guadiana, encore lui, un vautour sur un pylône, la traversée du Tage, immense
et divagant, des chevreuils dans des prés mouillés et même une étrange petite
ville malheureusement cernée par des entrepôts et des sortes de silos en partie
abandonnés.
Sigüenza est à environ cent kilomètres de Madrid, dans
une zone montagneuse où la terre est très rouge. La cathédrale est gigantesque.
Nous logeons tout près d’elle et l’hôtesse nous recommande l’exposition qui s’y
tient, passionnante, dit-elle.
En effet, outre Cervantès et Shakespeare dont sont
exposés des manuscrits et des lettres manuscrites (j’apprends au passage qu’ils
sont morts tous les deux en 1616),
nous découvrons une foule de choses dont un jeu de cartes
peints à la main qui tout de suite me fait regretter mes pinceaux, rangés au
fond du coffre de l’auto. Il y a deux parties dans l’exposition, une partie
religieuse et une partie « civil ». Et peut-être ce qui nous étonne
le plus, outre la hauteur des voûtes sculptées de visages et de macarons, les
innombrables gisants de pierre, la cohue de visiteurs, c’est cinq tableaux du
Greco dont un magnifique portrait de Saint Thomas.
Dessin SD pour Jacques B. |
Pourquoi rapprocher Cervantès et Shakespeare en ce
lieu ? Il y a une autre raison que l’anniversaire de la date de leurs morts,
expliquent les organisateurs de l’exposition. Le drapeau du pirate anglais Sir
Francis Drake a été donné à la cathédrale par Sancho Bravo y Ace de Laguna en
1589, faisant ainsi un lien entre deux pays ennemis que la littérature réunit
en 2016 autour d’un grand morceau de tissu de soie qui pourrait être une œuvre
d’art contemporaine.
La nuit tombe vite et Siguënza joue entre la lumière et
l’obscurité sa partition noire. Nous ne sommes plus au pays de la blancheur.
Tout ici parle religion et richesse, l’or des autels et des ciboires, conquête
aussi et inquisition. Mais il y a la dérision joyeuse du Quichotte et l’acte de
mariage où Cervantès s’unit à Dona Catalina. Sans parler des quittances de
loyer de Lope de Vega. Je me demande si Cees Noteboom parle de Siguënza dans Désir
d’Espagne (récit de ses voyages à travers l’Espagne). Il me faudra y retourner.
Et que dire du cloître dans lequel un arbre immense
essaie de dépasser les murs de la cathédrale ?
Personne ne parle de ce qui s’est passé ici en 1936.
Guerre d’Espagne. La lettre nous revient en plein.
Les républicains retranchés dans la cathédrale.
Les bombardements des avions allemands.
Le massacre des enfants.
Nous emporterons avec nous Le Gréco.
Un jeu de cartes.
Un cyprès désespéré.
L’écriture illisible de Cervantès.
Des exemplaires du Quichotte et des Nouvelles Exemplaires.
L’absence, autour de nous, de traces de la bataille de
Siguënza.
Deux paires de chaussures pour notre petit-fils achetées
à un ancien torero dont le magasin exhibe trois dépouilles mortelles de toros
bravos et qui sourit, ravi, quand on lui dit que le père de l’enfant vit à
Nimes.
Rester sur la route du
Garamond.
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