Lettre d’une déboussolée de retour dans son bureau,
Il faut bien suivre la route.
Le Garamond montre le chemin. Accompagné du Guadiana.
Même si les nuits ont changé d’espace et de couleur, le
sommeil vient à l’heure dite.
Traverse une frontière.
Hop.
Traverse une autre.
Hop.
Et voilà ton lit, les murs de ta chambre, le monde
familier.
Tout te reconnaît. Tu reconnais (presque) tout. Il faut
bien revenir.
Regarder autour de soi, chercher ce qui a changé, l’herbe
qui a poussé.
La pluie qui est tombée.
Le sommeil te prend de jour aussi. Une aide pour accepter
ce qui change, la saison, les couleurs, la température. Mais pas de neige ici.
Tu t’enfonces dans un début d’hiver un peu douloureux à cause de l’humidité.
Les amis parlent d’avenir et c’est le mot noël qui te vient à la bouche. Non,
pas noël, pas encore.
Ta table de travail est restée bien rangée en ton absence.
Comme tu l’avais laissée en partant. Un petit côté
Garamond du soir, tout à la lumière d’or qui vient de la fenêtre.
L’agenda fermé a été rouvert et tu as recommencé à noter
les rendez-vous et horaires de train. Avec un certain plaisir.
Hier soir tu as écouté Joyce Carol Oates parler des
rituels d’écriture. Encore une fois tu t’es fait la remarque que tu n’en avais
pas. Serait-ce la preuve de ton amateurisme ? Tu ne possèdes aucun stylo
particulier, ne pratiques aucun rituel avant de te mettre à écrire. Pire, tu
écris souvent n’importe où. Sur l’écran de ton téléphone, une chose t’amuse.
L’heure du domicile et l’heure du lieu où tu es partie, appelée itinérance.
Dans la tête, l’itinérance est constante. N’est-ce pas le
cas de tous ceux qui aiment rêver ?
Devant le Guadiana. Dans le jardin du convento, à
Mértola. Mais aussi à Sigüenza.
Et même dans cet affreux relais où nous avons bu un mauvais café,
juste avant la Jonquera.
Rêver d’écrire par exemple, ou de dessiner.
Ailleurs, l’Ararat, dans le pays du passé, soit un
dictionnaire Bescherelle de 1877, était la montagne sur laquelle s’arrêta
l’Arche de Noé.
Et l’Amérique, où est-elle en ce moment ? Pays du
passé ou pays d’à venir ?
Je suis en face du travail à préparer, un atelier avec
des jeunes et j’ai choisi comme thème la carte. Devant eux, je vais déposer,
outre l’Arche, quelques autres mots voyageurs, comme civilisation, rose des
vents ou orient. Tout ce qui polit les mœurs, dit Littré à propos de
civilisation. Dans les cartes médiévales, l’orientation fait que le haut de la
carte, c’est l’est (l’orient) et le bas, l’ouest.
Monde tourneboulé que celui de ces représentations
cartographiques, presque aussi cul par dessus tête que notre amie américaine
aujourd’hui ?
Que nous disent ces cartes et ces mots de ce que nous
sommes aujourd’hui devenus ?
Sur la table maintenant occupée par livres et cartes,
sans oublier lames du tarot et autres personnages des jeux de cartes, règne le désordre
préalable à la mise en ordre. Livres de Rothenberg, Cendrars, Nils-Aslak
Valkeapää, sans oublier Keith Basso et la poésie indienne d’Amérique du Nord.
Nous voyageons ensemble. Sous la lampe et dans la nuit de la fenêtre. Je me
demande si le nouveau président des USA lit les poètes indiens. Peut-être
croit-il qu’ils sont étrangers ?
Mon cher Guadiana est une frontière réelle et symbolique,
délimitant à la fois des territoires et des langues. Son histoire est aussi
longue que son cours. Et je rêve à nouveau de ses eaux mélangées à celles de
l’océan qui ont failli nous isoler sur un bout de terre, un soir de novembre à
Mértola. Infidèle au Douro de Oliveira, infidèle au Tage d’Amalia, fidèle au
Guadiana. Et amoureuse des autres.
Il va falloir dessiner aussi.
Tracer des lignes pour le livre de l’ami.
Se surpasser. Devenir grande. Répondre à l’amie allemande
par une huppe.
Et ne pas cesser de trembler.
Comme tous les jours, en attendant de voir Willa.
Que j’écris encore Oui-là, sur la couverture d’un livre
publié par Samizdat.
Rester
modeste.
Parce que vraiment.
Le Garamond est plus grand que toi.
Et qu’ailleurs pleurent des amis à cause d’un mauvais
roi.
La nuit si noire qu’elle soit ce soir n’efface pas ces
mouvements de joie qui nous font tressaillir à l’écoute d’une voix amie, de la
musique, des lignes que nous lançons à l’aveugle.
Il est bon que l’Ararat existe.
Même si aucune arche de noé.
La montagne existe et son nom avec les trois A.
C’est tout un voyage.
Boussole, rose des vents, Garamond.
Tout ce dont tu as besoin pour traverser ce soir.
Et enjamber l’Amérique ?
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