mardi 11 octobre 2016

Lettre à la Pologne qui disparaît et à Isabelle Macor, sa traductrice

Combien de fois peut-on se réveiller dans ce pays
pas plus grand qu'un dauphin gonflable.

Commencer par là. 
Le titre du poème traduit par Isabelle est Le pays des jouets.
Tout commence par un pays.
C'est un poème d'Ewa Lipska.
Le poème ne dit pas quel est ce pays.
Les machines nous informent.
On ne peut leur échapper.
Il y a quelques jours j'avais beaucoup de lecteurs polonais.
Et ils ont tous disparus.
Et avec eux la carte de la Pologne qui se signalait en vert sur mon écran.
Où est passée la Pologne, aurait pu demander Ubu.
Ou Bruno Schulz.
Le principal, écrit-il dans Le Printemps, est de ne pas oublier - comme Alexandre le Grand l'avait oublié - qu'aucun Mexique n'est le dernier, qu'il n'est qu'un point de passage, que le monde continue au-delà, et qu'après chaque Mexique s'ouvre un autre Mexique, encore plus éblouissant.
Schulz en détective sauvage?
En tout cas écriture shandy.
Et puis n'est-ce pas bien vu? Après chaque pays, s'ouvre un autre, le même et encore un peu autre, de manière à nous permettre le rêve éveillé, celui que nous pratiquons tout en marchant dans la forêt des nuits et la clairière des jours.
Ici, en Suisse, au Portugal.
Dans la vaste Russie de la langue.


Ou encore le polonais Mariusz Wilk.
Ce dernier avait choisi la Russie comme territoire de désir.
Territoire de douleur à l'est de la Pologne.
Mais aussi d'amour.
La mer, les hommes, la vodka. Noyés dans un froid que je ne connais pas.
Et puis ce polonais qui se met à aimer les russes et leur folie, c'est étrange.
Il y a eu d'abord les îles Sokolov.
Puis le lac Oniego. En Carélie.

Qu'est-ce qui nous fait partir dans un nom de pays comme un vrai voyage?
Je n'ai pas oublié la Finlande et son beau nom extrême.
Et aujourd'hui je vais acheter un nouveau livre, à cause de son titre.
Sibérie.

Quant au Mexique, il est aussi infini que la Sibérie, gagnant vers le haut ce que la Sibérie obtient en s'étendant vers l'est.

La question du jour était: où est passée la Pologne?
Quelques femmes pour moi lui ont donné vie.
Et langue.
Poètes.
Prêtes à nous faire sourire du pire.
Avec grâce et élégance, comme leur traductrice le fait, souriante elle aussi malgré les désastres.
Et c'est de ces femmes, et c'est de ces sourires que nous vivons, en Pologne et ailleurs.
Jusqu'en Syrie.

J'ai retrouvé dans mon bazar une très belle carte de la Syrie. Légendes bilingues. Anglais. Arabe. Les lieux à visiter. Y figure Alep. Deux couleurs, jaune et verte. J'en ai utilisé un morceau pour un collage. Deux bras de femme et un visage.
J'ai aussi deux photos de mon père sur mon bureau. C'est la guerre. Il est en Syrie. Avec d'autres jeunes hommes.
Développées à Beyrouth, chez M.Saadé. Il y a encore le tampon avec l'adresse et le téléphone.
Tel 58-74, /72, souk ayas-A Beyrouth.
Les lignes se  croisent sur la table du matin.
L'agence s'appelait Levant Presse.
Y a-t-il encore quelqu'un à cette adresse?

Nous allons bientôt partir. Tous.
Mais là, juste un court voyage vers l'ouest.
Et le mouvement emplit déjà le corps.
Le réjouit et parfois l'alourdit d'inquiétudes.
Partir, c'est se départir. Quitter.
Prendre le risque de ne pas retrouver au même endroit sa maison.
Dans le livre d'Anatoli que je n'emporterai pas, sa manière d'évoquer les morts et les vivants ensemble est extrêmement juste et troublante. Les morts savent comment ça se passe et les jeunes gens ignorent comment ils vont finir leur vie et sont pleins d'arrogance. Ils se croient éternels et posent sur leurs possessions un regard assuré. Les malheureux croient à leur permanence. Et parfois je surprends dans le regard des plus jeunes la même certitude, surtout quand ils regardent de plus âgés qui osent encore faire des projets. Pour eux la vie commence, et pour ceux-là, pensent-ils, c'est fini. Pourtant lorsque nous regardons le duvet tomber des toits, nous sommes émerveillés de la même façon, ai-je envie de leur dire.

Mais il faut partir et renouer avec la carte.
Non pas celle de la Pologne, mais d'un plus petit pays encore, au bout de l'Europe.

Avant le départ, serrer dans le sac, outre les livres-compagnons que peut-être on n'ouvrira pas,  des cartes en tous genres. À jouer bien sûr, tarot de Marseille, et autres jeux. Mais aussi tracés de lignes de rêves et de chants des pistes.
"Le premier besoin de fixer les lieux sur la carte est lié aux voyages: c'est le memento de la succession des étapes, le tracé d'un parcours".
Calvino montre bien que le temps entre dans le dessin de la carte et en fait une histoire.
En tout cas dans les miennes, il est figuré de diverses manières. La couleur ou le nom de Walser par exemple permet de m'y retrouver et de raconter les rencontres.
La carte géographique, tout en étant statique, présuppose une idée de narration, elle est conçue en fonction d'un itinéraire, c'est une Odyssée.
Tout est dit.

Je ne sais pas d'où me vient l'amour des menhirs.
De loin sans doute.
Ils tracent une ligne que je connais un peu, là-haut, entre les chênes et les granits, qui suffit à assurer une route sans trop de crainte.
Il y a celle que trace le Tage et celle que tracent les menhirs.
Toutes partent et reviennent puisqu'on peut les suivre dans les deux sens.
Ainsi, pas d'inquiétude.
Suivre les lignes.
Les dessiner.
Toutes seules elles sauront nous conduite.
Bien mieux qu'une machine.
Même sophistiquée.
Un poème à la main.
Et des lignes.
Suffisant pour rejoindre le pays.

Je me promène ici parfois
sous un nom d'emprunt...

Toujours Ewa Lipska!








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