Lettre de travers à Michel B., à la petite seiche et aux
oiseaux qui tournent autour du sujet
Entre le monde et soi,
s’interposent les mots.
J’ouvre ton livre et repense à Alice Rivaz et à son étrange
texte sur l’oubli. Il y est question d’une maison, d’une mère et d’un père
oubliés. Même le chat, la narratrice l’a oublié.
Je ne sais pas si tu connais cet écrivain suisse. Alice
Rivaz.
Demeure de l’oubli.
Beaucoup d’oiseaux dans ton livre, presque à chaque page, et
parfois, à leur place, dans le ciel des avions.
J’avais lu : hirondelles en espadrilles et aussitôt
Nicolas de Staël a déboulé.
il y a que sa vue se
brouille, écris-tu dans le même poème,
que tout ce qui lui
manque brûle ses yeux
et en me répétant à voix haute ton poème je fais encore une
erreur :
brûle sa vie, je lis.
De travers.
Comme je marche, j’écris.
Oui, de guingois, dirait une que je connais un peu. De
traviole, comme dirait ma mère.
Nicolas de Staël danse en espadrilles sur la corniche
d’Antibes et avant de se jeter dans le vide, il dénoue les longs lacets de
coton et pose bien en vue les belles espadrilles noires sur le parapet. Un
moment, il regarde la beauté, puis s’élance. Rien ne peut le retenir.
Même pas les deux couleurs dans la lumière qu’il aime tant,
blanc, noir.
Quant à la petite seiche qui crache comme elle peut son encre
pour éloigner la mort, je ne sais rien en dire. L’encre se déploie comme un
piège aveuglant mais la mort n’a pas d’yeux.
Comme le poème ?
L’eau, le ciel.
Pour s’y perdre, levant le nez ou plongeant le visage
dedans.
Certains voient mieux avec leurs mains qu’avec leurs yeux,
entendent mieux, même dans l’obscurité. Derrière l’encre qu’ils projettent pour
se sauver.
Le paysage nous
regarde indéfiniment puis c’est la nuit qui prend le relais…
Dans un livre d’Anatoli Kim, Le Père Forêt, je lis une chose
très puissante, en tout cas qui réveille en moi, en nous tous peut-être si nous
lisons ce texte, que les arbres sont des saints mais surtout ont préparé notre
humanité, nous ont donné vie et forme, et qu’il y a grand danger à raser des
forêts parce que les hommes à venir dans ces arbres tués n’adviendront jamais.
Je ne sais pas comment on dit forêt en russe. Est-ce un nom
masculin ? Pour les francophones, la terre, la mer, la forêt sont
féminines. Et c’est un étonnement toujours renouvelé de découvrir que dans
d’autres langues, le monde est découpé d’une tout autre manière. Le genre est distribué de manière arbitraire
et comme dans un jeu de cartes, le hasard a joué son rôle. Peut-être…
Le livre d’Anatoli Kim a plusieurs particularités mais si
j’en parle à M. et à la petite seiche, c’est à cause du paysage qui nous obsède
et nourrit notre vie durant, notre imaginaire. Les arbres, écrit-il, ne
souhaitent pas quitter le lieu où ils sont. Là est leur force, là est aussi
leur faiblesse. À la différence des oiseaux ? Il y en a beaucoup dans les
poèmes. Dans ceux de M. particulièrement. Et pas seulement des hirondelles en
espadrilles.
Anatoli Kim appartient à une minorité ethnique coréenne qui
a rejoint la région du Kazakhstan au XIX° siècle. Indubitablement il me fait
penser à Derzou Ouzala et à cet imaginaire qui emporte les enfants des villes
que nous sommes vers les lieux sauvages où l’animal et l’homme se traquent en
toute loyauté. Du moins, le croyons-nous, nous qui chassons si peu.
Où vont les morts
Toujours la question d’Emily Dickinson revient.
Où a couru la petite seiche après avoir craché son encre
délicieusement vivante et noire ?
Je ne sais pas la réponse. Je ne sais pas de réponse à une
telle question. À part boire un thé de marbre en compagnie d’une huppe.
Ma mère grandit.
Ou plutôt l’arbre ramené de Suisse grandit.
L’arbre près duquel j’ai enterré une poignée des cendres
maternelles.
Il m’arrive de sourire en passant près de l’arbrisseau. Qui
grandit.
Deux feuilles nouvelles aujourd’hui, et près de lui,
voletant, Vulcain.
Je ne sais pas si ce Vulcain est le même papillon qui nous a
visités plusieurs jours d’affilée et à qui manquait une patte.
Si je parle d’Anatoli Kim et du Père Forêt, c’est peut-être
parce qu’il y a là une réponse possible à la disparition, dans la manière où
l’écrivain utilise les temps narratifs, faisant cohabiter des personnages ayant
vécu à des époques différentes, grand-père, père et fils et les faisant même
dialoguer alors que c’est devenu impossible. Et là, je reviens à ce que
permettent les lettres, relier les personnes inconnues et les temps différents
que nous vivons. La correspondance met en relation des gens qui peut-être ne se
rencontreront jamais. En tout cas, lorsqu’on lit des correspondances publiées
(celle de Robert Walser est un délice, mais il y en a beaucoup d’autres) on
prend la place de celui qui écrit et de celui qui répond et le temps passé redevient
présent.
Et ici ?
Peut-être la lettre est d’abord adressée avant tout à
l’absence.
Comme le poème.
Pour l’absent.
Pour la petite seiche aux yeux clairs dont le nom évoquait
la forêt.
Mais aussi pour tous les absents qui lisent une lettre au
présent.
S.
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