vendredi 23 septembre 2016

Lettre à Michel B., à la petite seiche et aux oiseaux migrateurs


Lettre de travers à Michel B., à la petite seiche et aux oiseaux qui tournent autour du sujet

Entre le monde et soi, s’interposent les mots.

J’ouvre ton livre et repense à Alice Rivaz et à son étrange texte sur l’oubli. Il y est question d’une maison, d’une mère et d’un père oubliés. Même le chat, la narratrice l’a oublié.
Je ne sais pas si tu connais cet écrivain suisse. Alice Rivaz.

Demeure de l’oubli.
Beaucoup d’oiseaux dans ton livre, presque à chaque page, et parfois, à leur place, dans le ciel des avions.
J’avais lu : hirondelles en espadrilles et aussitôt Nicolas de Staël a déboulé.
il y a que sa vue se brouille, écris-tu dans le même poème,
que tout ce qui lui manque brûle ses yeux
et en me répétant à voix haute ton poème je fais encore une erreur :
brûle sa vie, je lis.
De travers.
Comme je marche, j’écris.
Oui, de guingois, dirait une que je connais un peu. De traviole, comme dirait ma mère.
Nicolas de Staël danse en espadrilles sur la corniche d’Antibes et avant de se jeter dans le vide, il dénoue les longs lacets de coton et pose bien en vue les belles espadrilles noires sur le parapet. Un moment, il regarde la beauté, puis s’élance. Rien ne peut le retenir.
Même pas les deux couleurs dans la lumière qu’il aime tant, blanc, noir.


Quant à la petite seiche qui crache comme elle peut son encre pour éloigner la mort, je ne sais rien en dire. L’encre se déploie comme un piège aveuglant mais la mort n’a pas d’yeux.
Comme le poème ?
L’eau, le ciel.
Pour s’y perdre, levant le nez ou plongeant le visage dedans.
Certains voient mieux avec leurs mains qu’avec leurs yeux, entendent mieux, même dans l’obscurité. Derrière l’encre qu’ils projettent pour se sauver.

Le paysage nous regarde indéfiniment puis c’est la nuit qui prend le relais…

Dans un livre d’Anatoli Kim, Le Père Forêt, je lis une chose très puissante, en tout cas qui réveille en moi, en nous tous peut-être si nous lisons ce texte, que les arbres sont des saints mais surtout ont préparé notre humanité, nous ont donné vie et forme, et qu’il y a grand danger à raser des forêts parce que les hommes à venir dans ces arbres tués n’adviendront jamais.

Je ne sais pas comment on dit forêt en russe. Est-ce un nom masculin ? Pour les francophones, la terre, la mer, la forêt sont féminines. Et c’est un étonnement toujours renouvelé de découvrir que dans d’autres langues, le monde est découpé d’une tout  autre manière. Le genre est distribué de manière arbitraire et comme dans un jeu de cartes, le hasard a joué son rôle. Peut-être…

Le livre d’Anatoli Kim a plusieurs particularités mais si j’en parle à M. et à la petite seiche, c’est à cause du paysage qui nous obsède et nourrit notre vie durant, notre imaginaire. Les arbres, écrit-il, ne souhaitent pas quitter le lieu où ils sont. Là est leur force, là est aussi leur faiblesse. À la différence des oiseaux ? Il y en a beaucoup dans les poèmes. Dans ceux de M. particulièrement. Et pas seulement des hirondelles en espadrilles.

Anatoli Kim appartient à une minorité ethnique coréenne qui a rejoint la région du Kazakhstan au XIX° siècle. Indubitablement il me fait penser à Derzou Ouzala et à cet imaginaire qui emporte les enfants des villes que nous sommes vers les lieux sauvages où l’animal et l’homme se traquent en toute loyauté. Du moins, le croyons-nous, nous qui chassons si peu.

Où vont les morts
Toujours la question d’Emily Dickinson revient.
Où a couru la petite seiche après avoir craché son encre délicieusement vivante et noire ?
Je ne sais pas la réponse. Je ne sais pas de réponse à une telle question. À part boire un thé de marbre en compagnie d’une huppe.

Ma mère grandit.
Ou plutôt l’arbre ramené de Suisse grandit.
L’arbre près duquel j’ai enterré une poignée des cendres maternelles.
Il m’arrive de sourire en passant près de l’arbrisseau. Qui grandit.
Deux feuilles nouvelles aujourd’hui, et près de lui, voletant, Vulcain.
Je ne sais pas si ce Vulcain est le même papillon qui nous a visités plusieurs jours d’affilée et à qui manquait une patte.

Si je parle d’Anatoli Kim et du Père Forêt, c’est peut-être parce qu’il y a là une réponse possible à la disparition, dans la manière où l’écrivain utilise les temps narratifs, faisant cohabiter des personnages ayant vécu à des époques différentes, grand-père, père et fils et les faisant même dialoguer alors que c’est devenu impossible. Et là, je reviens à ce que permettent les lettres, relier les personnes inconnues et les temps différents que nous vivons. La correspondance met en relation des gens qui peut-être ne se rencontreront jamais. En tout cas, lorsqu’on lit des correspondances publiées (celle de Robert Walser est un délice, mais il y en a beaucoup d’autres) on prend la place de celui qui écrit et de celui qui répond et le temps passé redevient présent.

Et ici ?

Peut-être la lettre est d’abord adressée avant tout à l’absence.
Comme le poème.
Pour l’absent.

Pour la petite seiche aux yeux clairs dont le nom évoquait la forêt.
Mais aussi pour tous les absents qui lisent une lettre au présent.

S.




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