image tirée d'un film de Sandrine Cnudde, Tasiilaq may be |
Une chose me traverse ce matin : seules les rivières
sont de vraies frontières mouvantes.
Ou la mer qui nous entoure sans nous blesser.
Et la main qui touche l’eau froide rajeunit.
Toutes choses bien connues de vous.
Mes amies.
Le lac de Bienne conserve le pas léger du rêveur sur ses
eaux.
Parfois il arrive qu’on sourie en dormant et qu’on en ait
conscience.
Dans sa chambre aux volets de bois, le promeneur a-t-il
souri de se sentir en paix ?
Nous vivons dans la chambre de Rousseau sur l’île st Pierre,
mais aussi dans l’abri qu’une roche ménage sur le surplomb, dans une robe-hutte
de Louise, dans une montgolfière survolant la Baltique, dans un abri rocheux de
l’île A Canton.
Nous habitons le matin et son commencement, l’aube. Les cris
des chiens ne nous effraient pas. Ils accompagnent le soleil.
Il nous faut, avant de sortir, affronter les gens qui ne
savent pas comment nous vivons, choisir entre une robe et l’autre, entre une
vie et l’autre, entre un pays et l’autre. Mais le choix n’est pas notre
manière. Nous préférons ne pas, suivant en cela un exemple célèbre. Au moins
aurons-nous retenu la leçon. La seule qui vaille ?
Ainsi vivons-nous.
En écrivant des lettres à des destinataires invisibles.
Tentant de recréer indéfiniment la même atmosphère que celle
dans laquelle nous vivons en rêve.
Tout y est alors possible et l’écriture légère va de la
source à l’embouchure du fleuve, sans heurts, mais avec mille détours.
Jamais en droite ligne la rivière ne va.
Et la lettre suit son cours.
Enserre l’île dans ses bras.
C’est ce qui nous sauve. Du moins je l’espère. Vivre en
ligne droite paraît impossible pour Louise et Denise, comme pour Bosseigne, ou
les amis les plus chers. La Suisse elle-même zigzague, comme la mémoire et le
cours de la Vénoge. La Vézère ne suit aucun ordre elle non plus.
Ce n’est pas en endiguant les fleuves qu’on interrompt leur
flux.
On croit canaliser une force et puis, les digues sautent.
Et nous avec.
Voilà ce qui fait que nous écrivons (encore et pour combien
de temps ?) des lettres.
Dans ton beau livre, Denise Le D., il y a des dessins. Je suis restée longtemps
sur ces pages, arrêtée sur l’île où tu mets tes pas et dessine des coquilles. Ces dessins forment un alphabet. L’alphabet d’une langue primitive, très
ancienne dont on a perdu la prononciation. Langue qui n’est plus que dessin.
Voilà de quoi enchanter ma lettre.
Et puis une langue qui ne s’apprendrait qu’à travers des
dessins ne trahirait pas notre inaptitude à prononcer correctement les sons.
Alors, pourquoi se pencher sur les dessins pariétaux ?
Pourquoi cette attirance ?
Rien à déduire, juste les regarder. Faire œuvre ensemble.
Cette phrase nécessaire de Michel Thévoz à propos de Louis
Soutter citant Marthe Robert parlant de Kafka pourrait ici s’appliquer :
« … il
suffit de pas l’interpréter pour la comprendre. »
Sans doute ces dessins constituent-ils une langue perdue, ce
qui en fait la force et leur donne cette attractivité. Je ne cesse de les
regarder, de tenter de les imiter et de les emporter dans ma mémoire quand je
me mets à mon tour à tracer des lignes sur la feuille. La langue parlée à Tasiilaq
ne s’écrit pas et j’allais dire qu’elle était muette. Langue parlée au présent
toujours et où le mot projet (c’est toi qui l’écris dans un poème que tu m’as
offert) n’existe pas.
Que deviendraient les hommes comme ceux avec qui nous vivons
sans ce mot ? Que deviendrions-nous nous-mêmes ? Je ne sais pas si ce
mot est venu des temps anciens. Il porte trop de vitesse en lui pour
l’être. Et c’est pourquoi les habitants de Tasiilaq n’en ont pas besoin. Sans doute. Tu as écrit: may be.
Tu portes sur ta peau un tissu couleur de nuit où se
lisent des signes très anciens.
C’est ainsi que tu marches longtemps et c’est ainsi que je
bouge le moins possible.
Chacune à la recherche de la langue qu'il convient de parler. De dessiner. De chanter.
Chacune à la recherche de la langue qu'il convient de parler. De dessiner. De chanter.
Sur la carte de l’île Grande et de l’île
à Canton, je suis les errances de la marcheuse et comme souvent, le plaisir est
redoublé, lire, imaginer, ce qui a été fait par une autre que moi, au loin,
voilà du grain à moudre pour la nuit.
Ensemble nous dévalons les collines, les éboulis et courons
pieds nus dans les torrents sans jamais nous faire mal. Tout ça très lentement,
comme au ralenti. Et une lettre est toujours écrite au ralenti, à cause du
temps qu’il faut, non pas tellement pour l’écrire, mais pour la rêver. Quant à
l’envoyer, c’est une autre histoire.
Et puis écrire à des rivières, à des îles, ça n’a aucun
sens ! rétorque Bosseigne.
Ecrire à des morts n’a pas de sens non plus.
N’est-ce pas ce que nous faisons souvent ?
Mais là, amies vivantes, amies dont le corps danse avec la
pensée, je vous salue !
SD
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