jeudi 15 septembre 2016

Lettre à Anna, Bruno, Bascoulard, Claire, Denise...




Lettre à…Anna, Bruno, Bascoulard, Claire, Denise,

« Je peins souvent des hommes sur du mauvais papier ».
Louis Soutter


Tout commence par une lettre. La première, comme la dernière. Alphabet amoureux et tendre glissé dans la mémoire oublieuse.

Nous avons parlé récemment du texte d’Alice Rivaz, où il est question de si étrange manière de l’oubli. Ou plutôt, moi lisant ici, d’un côté de la ligne et toi, l’évoquant avec des amis, de l’autre côté. Et ce sont tes mots, Claire, revenus au détour d’un souvenir, ou plutôt d’un chemin, « mémoire de bourgeon » qui pourraient m’aider à commencer ce jour et cette lettre. Mots chantonnés tout en marchant sur un sentier forestier, au-dessus de Romain-Môtier. Mots chuchotés ce matin.

Je marche peu, en vérité. Ou alors, cosa mentale, marcher pour moi reste lié à l’écriture. Je marche en pensée. Encore à ma rescousse, un écrivain suisse, paul Nizon, « marchant à l ‘écriture » comme d’autres, à l’aventure. Est-ce possible ? À vingt ans, on m’avait prédit que je serais dans une chaise roulante à quarante. Sans doute en ai-je gardé la certitude qu’écrire serait ma manière de vivre. Tout au moins, ces longs moments d’immobilité en face du ciel vide, le cul vissé à la chaise.

J’ai reçu, il y a quelques jours, le message d’une certaine dame Ansquer, message qui avait tout l’air d’un faux puisqu’il était question de me demander de l’aide. Moi qui ne connaissais pas cette personne, quelle aide aurais-je pu lui apporter (on ne demandait pas d’argent) ? En cherchant qui elle pouvait bien être, j’ai découvert que tout menait à nouveau à un cimetière. Mon inconnue dont je découvris que le prénom était Anna, si elle existait vraiment, avait 80 ans et à son propos était évoqué son futur « espace défunt ».  Le site était suisse. Nous y voilà, ai-je pensé. Encore une histoire qui conduit à un cimetière. Puisse-t-il être aussi emplumé et joyeux que celui de Corcelles-le-Jorat !

Nous étions le 14 septembre, une date comme les autres. Mais non. Toute date ouvre un souvenir. L’an dernier à la même époque, je rejoignais Cossonay et les forêts du Jura. L’année d’avant, je vous retrouvais Denise et Claire, à Bienne, dans la gare de la ville. Saint François d’Assise a reçu les stigmates sur le mont La Verna un 14 septembre. Deux siècles plus tard Piero Della Francesca est invité à Arezzo pour peindre des fresques. Rien à en déduire, dirait Giono qui aimait Soutter. Et justement, depuis quelques jours, de Bascoulard à Soutter, les signes sont nombreux. Comme le déluge du soir, en catarctes sur le jardin et la colline.
Mais signes de quoi ?
D’amicales présences ?



Comme Soutter, je peins sur le papier que je trouve. Et cette phrase de l’artiste que Thévoz souligne, je lui donne un sens où ce n’est pas le papier qui est mauvais, mais l’homme, celui qui dessine ses semblables et ceux qui sont dessinés. À Moudon, sur le site communal, on parle d’un jardin des morts (ce pourrait être le titre d’un dessin de Soutter) et il est signalé que les tombes des enfants inhumés entre 1930 et 1983 doivent être libérées. Pour d’autres enfants morts ?

Mais qui est ce Bruno à qui cette lettre aussi s’adresse, demandes-tu, soudain inquiet ? Pour une fois, pas un suisse, non, un polonais. Schültz, un grand dessinateur compulsif, érotomane à ses heures et écrivain génial. La Pologne comme la Suisse regorge d’artistes singuliers.
C’est tout ?
Pour le moment, oui.
Soutter, Bascoulard, Schulz. Le dessin, l’encre, le trait et aussi l’écriture. Les titres que Soutter a donnés à ses dessins sont autant de poèmes. Sereine Berlottier l’a bien montré dans son beau texte, Louis sous la terre. Mais je crois que Louis n’était pas sous la terre, au contraire, il courait à la surface et couvrait des kilomètres de routes et de chemin, de Ballaigues jusqu’au Valais. Ce qui les rapproche de tous ces marcheurs insensés dont je ne suis pas mais qui m’entraînent tout de même à leur suite. J’allais écrire : à leur Suisse !

Quand on n’est pas un vrai dessinateur (un vrai marcheur aussi), on n’a besoin que de chutes de papier. C’est ce que je me suis longtemps dit. Il faut être légitime pour acheter du beau papier Arches. Alors on se procure comme on peut du papier. Pour ses mauvais dessins.
Desseins de papier.



Heureusement Soutter a eu des amis qui lui ont offert du papier et ouvert un compte chez un papetier. Giono fut un des premiers à sentir la puissance de cet homme maigre et nerveux. Bascoulard se faisait payer en nature, papiers et nourriture, encre et boissons. L’un et l’autre étaient des piétons, inlassables marcheurs, souvent au bord de l’épuisement, et en même temps produisant beaucoup de dessins. Il y a d’ailleurs un point commun entre eux, tous deux ont dessiné aussi de manière très précise des lieux qu’ils fréquentaient. D’une facture très académique, pourrait-on dire. Et chacun s’en est détaché, Bascoulard poursuivant en parallèle une œuvre satirique et poétique et Soutter allant à grands pas vers un travail de plus en plus personnel.

Et Vulcain ?
Pas revenu, le déluge d’hier l’aura fait fuir ou tué.
Les hirondelles définitivement parties, ayant senti le froid venir.
Quant au crapaud chasseur de mouches, il se sera régalé de toute cette eau providentielle.
L’herbe, les arbres, pour un temps abreuvés, retrouvent une nouvelle vigueur.
Quant au petit personnage hérité d’un sculpteur disparu, il a rejoint son état antérieur : petit tas de terre grise informe que plus personne ne modèlera jamais. L’orage l’a rendu à sa nature initiale.

Restent les six plumes de Corcelles-le-Jorat.
Qui prouvent au moins une chose : tous les poètes ne sont pas des menteurs. Mais je dois avouer que j’ai menti ici, au moins une fois. Ce fut un 9 septembre que nous nous sommes retrouvées, Denise, Claire et moi à Bienne, ville natale de Robert Walser. Une photo en fait foi. Mais c’était si joli de rapprocher sur la même date ces événements que je n’ai pas pu résister au beau mensonge.


Crapaud, vulcain, hirondelles, même partis, même cachés, même inventés, tous chasseurs de chagrins sur le chemin herbé des cimetières, nous vous espérons.

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