samedi 28 décembre 2013

Quelle fête ce sera quand Bosseigne retrouvera son fauteuil...

Ai-je pensé en fouaillant le feu qui menaçait de s'éteindre.
J'étais seule. Il avait clopiné dans le jardin, puis ouvert la grille et hop, parti sur l'avenue.
Sans moi.

Besoin de vivre ma vie d'éclopé, avait-il déclaré en refusant toute aide.
Une manière de t'échapper, de la maison, des histoires de fauteuil.
Pas seulement, a-t-il dit, pas seulement.


Bosseigne est un drôle de pistolet, et j'ai ri en utilisant mentalement cette expression vieillotte. Gouape est venue tout de suite après, à cause d'une conversation que j'avais eue la veille avec une amie, très chère amie, la Couturière espagnole. Que guapa! 

Est-ce que Bosseigne est une gouape?
Dans le sens espagnol, si.
Dans la vieille signification française, non.
En Argentine, Bosseigne danserait le tango, une fois sa cheville réparée et son fauteuil revenu.
Il aurait droit alors au qualificatif de guapo dans le sens mauvais garçon séduisant.

C'est comme ses cheveux, me suis-je souvenu. Ce qu'il en disait quand il était plus jeune, lorsqu'il les avait rasés. Puis Bosseigne avait évoqué une histoire de protection nécessaire. Quelque temps auparavant, mon parent avait amené chez nous une jeune fille qui se teignait en noir. Aile de corbeau, avait décrété ma mère qui était encore bien vivante. Bosseigne avait expliqué, après son départ, que la jeune amie qu'il nous avait présentée se protégeait de toute forme de trahison en transformant sa chevelure en casque noir car, lui avait-elle dit, les blondes sont enclines à la trahison et devenant brune, je ne trahirai personne et aucune blonde ne me trahira.

C'était un raisonnement étrange, avais-je essayé de faire entendre à mon parent, toutefois à l'insu de la vigilance maternelle prompte à décocher ses flèches à la moindre occasion.

Pas du tout, nous devons trouver notre mode de protection. C'est impératif, sinon comment survivre. Un chapeau peut faire l'affaire. J'en connais qui s'abritent sous un feutre ou un bob et ce n'est pas ridicule mais simplement efficace.
Toi, par exemple, avait-il repris, mais j'avais fui.
Ma mère vit encore, ai-je murmuré. Pas la tienne.
Je ne lui ai pas laissé entendre la dernière phrase. Déjà partie.

Moi, par exemple.
Parlons-en.
Plus tard, une cheville luxée. Et aussitôt la liberté est devant. Impuissance et liberté, tu comprends?
Et il est parti sur l'avenue en clopinant.
Et moi dans la maison à ruminer entre gouape et guapa, je me suis décidée à préparer un risotto pour le retour de Bosseigne.
Et c'est à ce moment, entre les mots, que j'ai repensé au fauteuil de mon parent et à la Tapissière.
Quelle fête ce sera, oui, quand Bosseigne aura retrouvé son fauteuil.
Et à voix haute j'ai ajouté:
nous danserons le tango argentin,
parce que le temps aura passé
et que sa cheville sera guérie.

Oui, quelle fête.
L'année prochaine.
Sans doute.
Ce sera.




jeudi 19 décembre 2013

Le pied arrêté de Bosseigne

C'est une manière de tout arrêter.
Bosseigne avait le choix.
Il a donc décidé de tout arrêter. Marcher, conduire, plus rien de tout ça. Pendant.
Un mois, a-t-il répondu à ma question.
Un temps d'arrêt.
Oui, a-t-il dit encore. Arrêt sur place. Pour contempler de loin la montagne.

l'idiot de Soutine

Mais ne pas s'accrocher. A la montagne. Non.
Être interdit de quitter la maison. Son entour. Rester dedans ou juste sur la terrasse.
Son pied emmailloté tel un nourrisson de Noël, à transporter délicatement d'une pièce à l'autre.
Eviter de lui faire remarquer, à lui le sans enfant, qu'il porte son fils à la pointe de son pied. Droit. Une envie qu'en général tout le monde récuse. Ne pas bouger, rester là, un pied blessé. Rimbaud au moins faisiat des kilomètres, un pied blessé près de son coeur. Mais Bosseigne non. Que veut-il faire de ce pied arrêté, il ne me le dit pas.
Pied de père, ai-je eu envie de dire à haute voix, mais non, ne pas l'énerver inutilement, le laisser dans cet état de tranquille oisiveté dont sans doute il avait rêvé.

Bosseigne avait le choix. De ne pas. Il a choisi de.
Je regarde mon parent avec une sorte de respect étonné. Pourquoi choisir l'immobilité alors que.
Mais la question ne sera pas posée. Puisque.
Oedipe, ai-je encore pensé en le regardant. C'est lui, mon parent, presque frère. Mon cher Bosseigne aux sautes d'humeur d'humour. Nous vivons ensemble depuis la disparition de ma mère (et de son fauteuil). Là aussi un choix. Du reste, qui a déjà partagé en deux une maison? Il faudrait une scie géante et surtout un moyen de déplacer la moitié qui s'en va. Alors. Mais tout ça est idiot. Maternellement idiot.
Ce qui arrive, ce qui n'arrive pas.

La pluie, par exemple. Ou ce pied gonflé, emmailloté, protégé.
Le pied arrêté de Bosseigne.
Et la bande velpo qui s'entortille autour des orteils.
Bosseigne ne s'est plaint à aucun moment. Ne regrette pas son choix. Au contraire. Du coup se fait servir comme un prince oriental. Il parle de son prochain voyage en Iran, se prend pour un poète persan, met du bleu sur ses yeux et roucoule de manière un peu ridicule en ouvrant la fenêtre.

Pour attirer les tourterelles. Turques, précise-t-il.
J'ai transporté un vieux fauteuil dans la salle à manger pour qu'il profite du feu et du soleil, quand il y en a. Ce n'est pas le sien, toujours en Cévennes chez la Tapissière, mais le mien, un vieux véhicule à rêve que les chats habituellement occupent et là, Bosseigne, son pied enturbanné sur une chaise.

Un turban, ça se met sur la tête, rectifie mon parent.
Oui, mais le mot nous transporte au pays des derviches et de Rumi. Non?
Je préfère les fontaines et les tapis, le chant des tourterelles et celui des amants.

Là, mon Bosseigne me cloue le bec, m'englue les cils, me laisse sans voix.

Amants. Quels amants. Cette histoire de pied cacherait un amour malheureux. Pistes que le vent a brouillées au sable du désert.

Tabriz, reprend Bosseigne, c'est là où nous irons.
Nous.
Toi et moi, en voyage, un jour, quand j'aurai repris en main mon pied!
A cause de l'Iran et de la couleur bleue.
Mais non. Que toi ma parente.
Se trompe à ce point?
Oui, la lettre Z.
Ah.




dimanche 15 décembre 2013

Revenir au linge de Véronique?

Goethe meurt dans son lit. La neige est celle des draps. Le linge encore. Est-ce que le grand maître 

s'accrochait à son oreiller comme à la montagne?

Cette phrase d'hier est revenue. A cause de Gilgamesh. Des petits riens des soirs et du matin. Les mots sont ces petits riens. Je le pressens chaque jour avant d'entreprendre le nettoyage. Du linge. Du jardin. De la maison et de notre héritage.


Devant l'armoire. Un doute. Comment la ranger. Je ne sais pas plus ranger le linge que les livres, pourrais-je annoncer à mon parent.

Et voilà que Gilgamesh.
Entre dans la maison, bouscule les chaises et la table; fait tomber.
Les certitudes. Bosseigne depuis son bureau crie tout va bien?
Non, Bosseigne, tout ne va pas son cours normal, la Mésopotamie est entrée dans notre famille tout d'un coup et sa violence et sa douceur.

Un livre produit avec ses mots une bourrasque, une tempête, une douceur.
Balayer les feuilles que le géant a arrachées.
Feuillets d'or.
Venus en une nuit de Sumer la lointaine dorée.
En une nuit, demande de loin mon parent. 

Et moi.

"O Enkiddu mon ami mon petit frère
Ane sauvage des collines
Léopard du désert (...)
Quel est donc ce sommeil profond
Qui maintenant te saisit et te domine?
L'obscurité de la nuit t'enveloppe
Et tu ne m'entends plus."

Nostalgie, ai-je écrit sur un mur pour que des jeunes gens le lisent et y voient la trace de leur pays natal.

Et maintenant, dit Bosseigne, entré en coup de vent dans la cuisine.
On fait comment avec les fusils.
Je ne connais pas de réponse à ces bruits qui trouent la matinée, et toi.

Bosseigne a hésité avant de me répondre. Mon parent, mon petit frère. Je reste en silence devant son hésitation. Puis.
Ces mots tirés de l'Eloge de Gilgamesh de Joël Cornuault :

"Il n'est rien de moins absurde que de balayer un perron de pierre ou un plancher, en songeant, encore pris dans l'étourdissement de la nuit, aux questions qui nous agitent."

Bosseigne a ouvert la porte, les escaliers étaient jonchés. Il y a du travail, a dit mon parent.
Pour tout un dimanche.
Nous trouverons des réponses en balayant puis brûlant.
Des feuilles.
Oui, pas des livres.
Nous avons ri.
Mots de fumée.
Pourquoi pas.
Mots troués par les balles des chasseurs.
Non.
Feuilles craquantes à mettre en tas.
Puis.
Brûler.
Odeur ensuite.
Et rentrer.
Oui.

samedi 14 décembre 2013

S'accrocher : mourir?


"S'accrocher en égyptien ancien, s'accrocher à la montagne en assyrien, étaient des euphémismes qui voulaient dire mourir."
De quoi abreuver une conversation avec Bosseigne.


Me suis-je dit en me réveillant. Je m'étais endormie au Tibet. Non loin en fait du Dolpo.
Et voilà que je me réveillais chez nous, dans la maison héritée. Comme souvent, regarder la température extérieure. Zéro. Pas de gelée pourtant. Temps sec. Je n'avais pas très bien dormi Sans raison. 

Revenir à la langue comme au pays natal, ai-je pensé en suivant des yeux le voyage de Matthiessen sur la carte. Le voyageur qu'il était avait des angoisses nombreuses. Mais heureusement s'attardait parfois sur notre bien commun, le langage. J'avais laissé en guise de marque-page un dessin recopié d'après Edward Lear, des enfants ou des fous dans un bateau en perdition.

La montagne ressemble à la mer dans le récit de Matthiessen. Je me suis souvenu que j'avais lu quelques lignes du dernier Thomas Bernhard publié en français, avant de sombrer. La figure de Goethe sur son lit de mort n'avait rien de réjouissant. La mer et la montagne se ressemblent en ce sens qu'elles offrent toutes deux la possibilité d'une disparition définitive. Mais Goethe meurt dans son lit. La neige est celle des draps. Le linge encore. Est-ce que le grand maître s'accrochait à son oreiller comme à la montagne?

A un moment, dit Matthiessen, il faut s'abandonner et il raconte comment, terrifié, il a franchi à quatre pattes un passage particulièrement dangereux au bord d'un précipice, avant de voir les sherpas le franchir quasiment en dansant, lourdement chargés pourtant.

Dans la langue, il y a des langues, ai-je commencé.
La tienne, la mienne, a poursuivi mon Bosseigne de bonne humeur ce matin.
Celle du matin, du soir, de la fatigue, des petites joies, des coups de feu autour de la maison.
Et bien d'autres, invisibles mais prêtes à chatouiller dès que possible la langue morne que nous utilisons trop souvent pour échapper à une vraie conversation.

Oh, Bosseigne. Là. Plus rien à ajouter à l'or du temps. Mon parent orfèvre du matin. Et moi, mal avisée à tenter un discours. Les coups de feu autour de la maison m'ont cloué le bec. Et le cil de la lune est devenu cette nuit une face ronde de montagnard rigolard.

Bois ton café, a dit Bosseigne. Ne fais pas ton Ernesto.
Che Guevara, ai-je pensé en silence.
Non, celui de la pluie. D'été.
En hiver? 
Ne pas aller à l'école pour apprendre des choses qu'on ne sait pas. Tu te souviens?
Et la neige. Pas de neige. Le chemin dans la neige.
Plus tard. On y viendra.
Il faut que la neige arrive, non? pour.
Dans la langue elle est. La neige. Pas besoin de.

Vrai. Gagné. Gagé aussi que.
Bosseigne a relevé le front, l'a déplacé. Notre guerre.
A rejoint la capite où se serrer au chaud de la Suisse.
Y boire tous les cafés possibles.
Y manger le pain.

Et puis écarter le linge. Et ne pas s'accrocher à la montagne.
Pas encore.
Le gland ramené du Japon va germer, c'est certain.
Et il ne restait plus qu'à entreprendre un nouveau jour.
Ce que je fis, et Bosseigne.
Aussi.


jeudi 12 décembre 2013

Le vieux monsieur Gurlitt en son appartement de Schwabing à Munich

Le vieux monsieur Gurlitt en son appartement de Schwabing à Munich, tu le connais, ai-je commencé avant même que Bosseigne ne soit assis en face de moi comme tous les soirs et les matins, depuis que nous habitons cette maison que nous avons reçue en héritage.
Héritage arrêté d'une famille en fuite.

Il a pris le train pour le sud de la Bavière.
Hein, a simplement répondu mon parent.
D'où vient-il, ce petit mot, entre nous, hein?
Je ne sais rien ce matin, rien et hein.
Cet homme, le vieux monsieur, lisait Kafka.
Et son histoire te paraît digne de figurer dans un roman de K.
Non, pas vraiment un roman, une histoire, courte et terriblement drôle. La colonie pénitentiaire manière histoire de l'art dégénéré.


Bosseigne s'est laissé tomber sur sa chaise en soupirant. A commencé à beurrer une tartine. Le café. Colombien aujourd'hui, ai-je tenu à préciser.
Une tartine et un café, le bonheur pour un idiot comme moi, a-t-il rétorqué.
Pour une idiote comme moi, aussi, un petit bonheur qui nécessite toute même une certaine modestie dans la conception même du bonheur.
Et Gurlitt, son bonheur.
Etait de vivre avec ses 300 tableaux comme avec une femme et des enfants. Un bonheur domestique et modeste.
Quels tableaux, des croûtes hitlériennes par exemple.
Non.

A mon tour je me suis beurré une tartine, ai avalé une gorgée de café colombien, ai soupiré d'aise. Si simple, vivre quand on se sait presque à l'abri du malheur.

Presque, a articulé Bosseigne, à moins que ce ne soit fresque, ai-je pensé.
Non, aucune fresque, des huiles plutôt.
Je disais presque, mais raconte Gurlitt ce héros.
Collectionneur passif de la collection paternelle.
Collectionnait-il aussi les mots de la peinture?
Plutôt les Otto Dix, Beckmann, Daumier aussi.
Vivait seul? Vraiment?
Une sorte d'enfant vieilli dans le souvenir des parents et de sa soeur morte d'un cancer. Et entouré.
De peinture sur ses murs?
On lui a tout enlevé. 300 parents proches. Comme des organes vitaux arrachés. Il dit se sentir mourir spolié.
Comme.
Oui, mais réfute le vol, le détournement, la spoliation. Lui n'a rien fait. A hérité.
Voler encore ce mot.
Je n'ai jamais rien demandé à l'état. Le parquet veut lui restituer son trésor mais il n'y croit pas, préfère partir en Bavière voir son cardiologue. Est au bout.
Chemin, route, rouleau?
Chemin de fer en l'occurrence, entre Munich et la petite ville où son médecin a son cabinet.

Je n'ai plus parlé de la lessive, pourtant le mot toile n'était pas loin de nous. Les tableaux ont voyagé.
Géographie de la terreur, disait le vieil homme, mon père l'a refusée et voulait sauver la peinture. Des Nazis, des Russes. En gare d'Augsbourg, se souvient qu'il a une maison à Salzbourg. Autriche après Allemagne et Augsbourg, ordre alphabétique.

Qui lui parlera de Maîtres Anciens, demande à mi-voix mon parent en s'éloignant.

Il ne fallait pas déprofiter, aurait pu dire pour se défendre le vieux monsieur Gurlitt.
Connaissait un mot équivalent pour dire.
Un mot pour faire comprendre.
Pour comprendre.
Que ses tableaux sont dans les journaux.
Que son intime parentèle est montrée partout.
On va déprofiter la peinture en l'exhibant, dit-il encore.
Il y a un secret amour là et le dévoiler est le tuer.

Et je ne peux m'empêcher de penser qu'il a raison.
Alors, dans mon barda, celui que Bosseigne n'emporte pas, je glisse la reproduction de l'Idiot de Chaim Soutine.
Rouge.
Et moi aussi je vais prendre le train.






lundi 9 décembre 2013

Ecarter le linge, ai-je dit à Bosseigne, ce matin.

Ecarter le linge, ai-je dit à Bosseigne, ce matin.
Et il ne savait pas où je voulais en venir.
Au linge, ai-je repris. Et son front s'est plissé.
Mais je n'ai pas voulu m'expliquer davantage.
Notre vie commune passe aussi par le linge, aurais-je pu ajouter, ce qui, certainement, l'aurait mis sur la voie.


Mais le matin froid nous retenait de parler. Feu à préparer. Café. Actions modestes visant à affronter la lumière et le gel de ce matin de décembre. Jardin figé de blanc. Cil de lune à peine visible. Lectures et rêves nocturnes entremêlés. N'étais-je pas arrivée cette nuit au fond d'une vallée où, en équilibre au bord de la mer, se tenait une antique maison aux fenêtres à meneaux, et ce, à bord d'un véhicule ancien conduit par un vieil homme qui semblait me connaître? Nous avions franchi un pont très étroit jeté sur un précipice. L'homme était sûr de lui. Le pont n'avait pas de rambarde. Je crois m'être demandée le nom de la rivière qui passait dessous. La Venoge? Le soleil avait blanchi tout l'espace où nous sommes arrivés. C'est tout.

Il y a des matins où nous nous racontons nos rêves, Bosseigne et moi. Et d'autres, non.
Il y a de nombreuses fois.
Où il faut laisser un peu de craye entre les gens, entre les mots.
Une fois, Bosseigne m'a appelée par jeu Bichette. Il n'a jamais recommencé. Encore un mot du linge? Pas vraiment, mais de la maison, oui. Pas tout à fait la nôtre, mais maison tout de même de la langue et de ses usages domestiques.

Bosseigne a eu un geste de la main.
Comme pour écarter des pensées ennuyeuses.
Puis a pris sa tasse et est resté un moment sans boire ni parler.
Puis.

Tu rappelleras la Tapissière?
Quand j'aurai écarté le linge.
C'est un tel ennui.
Linge ou fauteuil?
Maison, a-t-il répondu, quand elle ne nous habite plus.
Tu veux déménager.
Mais non, c'est simplement que tout s'emmêle et m'ennuie et cette fin de l'année, comme une hache à découper le beurre.

L'image avait de quoi m'étonner. Mais peut-être.

Le bois à couper n'est rien. Mais ce fauteuil, si un jour il entre dans cette maison et que ce soit l'hiver, je le débiterai en morceaux à brûler.
Tu l'auras trop attendu. Ma mère pourtant.
Me l'a donné en héritage, je n'avais rien exigé et ce fauteuil, un legs au-dessus de mes forces.
Si tu veux, nous n'achèterons plus de beurre.
Ce n'est pas un héritage anodin, ce fauteuil lié dans mon esprit à un maçon qui l'aurait chèrement acquis  en mourant pour la patrie.
La République plutôt, contre l'Empire. Mais ce Motus-là n'était pas celui du fauteuil. Plus tardif, un de ses enfants, un fils aux moustaches superbes, un cafetier. Il avait acheté un fauteuil pour lire son journal. Devant sa femme admirative. Et puis il est mort. Sont morts les uns après les autres, les propriétaires du fauteuil.

Comme moi je mourrais,  a conclu Bosseigne en se levant pour me signifier la fin de notre matin ensemble.

Il a quitté la salle où nous prenons notre petit déjeuner en hiver parce qu'elle est très tôt noyée de soleil.
A fait claquer la porte. A abandonné la place.

Cette histoire de fauteuil, ai-je pensé, a assez duré.
Et je me suis mise à ranger la maison.
Ce qui convenait pour démarrer.
Ensuite?
Ensuite.

vendredi 6 décembre 2013

Voler vraiment, voler sûrement au plus bas

Comme la poésie, a commencé Bosseigne.
Est au plus bas, ai-je poursuivi.
Il nous faut poursuivre.
Le vol.
Pas tellement les livres, mais le poème.
Oui, ai-je acquiescé. Oui, ai-je cru bon de répéter. Arrêtons-nous un peu.
Sur le chemin, dans la poursuite, nous élevant insensiblement au niveau de l'oiseau.
Ce qui peut paraître.
Tu es agaçante, a alors tranché mon parent.
De t'interrompre tout le temps, mais c'est le secret d'une conversation, poursuivre!


Bosseigne a pris un air fâché. Son air de ne pas en avoir l'air tralalaire, mais sa rapidité à avaler son café brûlant était le signe, non de sa lassitude, mais de son désir de rompre encore une fois quelques lances avant la nuit. Café du soir.

Espoir?
D'en finir? Sûrement pas. Reste le vol ou l'envol encore que le premier.
Soit assuré de notre affection?
Non. Mais en tout cas de mon désir, du tien, celui de tout confondre dans la nuit des halliers, la tête haut levée vers la canopée, marchant, avançant. Chassant devant soi.
Poursuivant.
Oui, là le mot sonne le début de la marche en avant.
Sans se heurter les uns aux autres tels aveugles sur le chemin, sur le poing.
Voler au plus bas, raser le sol, courir les ailes déployées et prendre, prendre.
L'air, le ciel, le gibier et la poussière.

Mon parent était à nouveau fâché. Le mot poussière dans l'oeil sans doute. Il a grimacé, s'est essuyé les commissures et a planté son regard dans le mien. La guerre? Marche triomphale, militaire, nuptiale?

Voler est un verbe à l'ancienne, a-t-il déclaré.
Un terme de fauconnerie.
Embler, rober.
Et cette envie de dérober les mots, qui vient le soir, quand la nuit tombe.
Ici et là bas, dans ces lointains aimés. Douleur du retour, est-ce bien les mots.
Un seul le dit aussi. Volant.
Comme le cerf, la huppe, la biche. la mort vole.

Mon parent, lui, le Bosseigne au beau sang vermeil, couché sous l'arbre, tend son gant vers le couchant.
Mais non. Nous sommes aujourd'hui, presque hier, la nuit glisse sur nous, et nous nous efforçons en vain de résister. Pas d'image médiévale, mon parent, pas de beau garçon au poing couronné d'un faucon, allant dans les halliers, à la poursuite de son rêve mendiant, sous ses pas feuilles craquant. Non.

Demain, je dois voir mon directeur de thèse, a dit Bosseigne, et si tu avais le temps, l'envie, le courage, tu téléphonerais à cette Tapissière cévenole et lui demanderai mon fauteuil en guise de présent. Car Noël approche, pourrais-tu lui dire, et il est en droit d'obtenir enfin son héritage. Non?

Oui, ai-je soufflé.
Oui.
Voler a deux sens au moins.
C'est comme si.
On lui avait volé son fauteuil.
Alors.
Demain.
C'est-à-dire.
Là.
A portée de main.

jeudi 5 décembre 2013

La poésie est au plus bas, m'a dit Bosseigne

La poésie est au plus bas, m'a dit Bosseigne en s'asseyant pour prendre son café mexicain du matin.
Tu as bien dormi.
C'est étonnant que dans les librairies, la poésie soit toujours au plus bas, presque à terre.
Tu parles des étagères?
De la poésie rangée dans les rayonnages les plus bas. Là où tu dois t'accroupir. Chercher tes lunettes au fond de ta poche. Parce qu'il n'y a pas de lumière qui aille si bas.
As-tu remarqué que tous les réverbères de l'avenue s'éteignent à 8 heures 19 exactement?
Il ne s'agit pas pour eux d'éclairer la poésie, a tranché Bosseigne, agacé.

Nous sommes restés pensifs, à nous taire, devant notre tasse de café noir. Brûlant. J'ai réfléchi à cette expression, café noir, et me suis demandée si vraiment on disait encore ça, comme sucre en grains, par exemple, expression utilisée par ma mère. Et Raymond Roussel est entré dans la pièce, étoile, a-t-il murmuré et par la fenêtre, j'ai vu qu'il en restait encore une, qui s'était attardée et ne tarderait pas à rejoindre ses compagnes, me suis-je dit. Un livre rouge était posé sur la table. Textes et textiles. Papiers et tissus. Un ouvrage de référence pour mon parent, sans doute.


C'est curieux, ta manière, ai-je repris, au plus bas, pour dire en bas.
C'est simple. Tu demandes au libraire où il range la poésie, et il te montre le rayonnage le plus bas.
Il suppose, le libraire, que le lecteur de poésie est un athlète rompu à toutes les acrobaties et aux genoux tout neufs.
Un jeune homme.
Une jeune fille.
Il faut des rouages déliés pour extirper un livre depuis le bas et le remonter au jour.
C'est le mouvement même du poète, non.
Je ne comprends pas, a bougonné mon parent en mâchonnant sa tartine.
Depuis le fond. Enfin. Depuis le sombre, l'obscur, à moins que.

Impossibilité de parole. Pourtant cette manière de dire la poésie au plus bas. Presque exactement au moment où les réverbères se sont éteints. A présent la brume, ai-je constaté, ma petite étoile roussellienne s'est évanouie. A partir d'un seul mot, tu bâtis un palais. La phrase n'est pas sortie de ma bouche. Je ne voulais pas ennuyer mon parent dont je sentais monter la tension. Mauvaise nuit? Que gardons-nous du jour passé, que reste-t-il à mettre sous la dent de la mémoire? Pour Bosseigne, la réponse était le rangement de la poésie dans les rayonnages des librairies.

Et dans les bouquineries, c'est pire. On dirait que tu demandes des livres pornographiques.
La poésie?
Oui, parfois ils sont, ces livres, empaquetés dans du papier transparent, ainsi tu ne peux les ouvrir.
Etrange.
Livres dangereux aux yeux des libraires et surtout peu intéressants à vendre, peu demandés, à quoi bon.
Alors au plus bas.
J'ai tout de même acheté Jacques Réda.
En personne?

Là mon parent a ri. Enfin, riant et oubliant un peu sa déconvenue.

Et pas seulement lui, mais aussi un récit de voyage, tu sais combien.
Tu marches en lisant, oui.
Et Réda, promeneur de Paris, mais là, autre pays, la langue, et des images de guerre et de soirs, des rivières aussi qui m'ont ramené vers Trakl.
Les halliers, ces mots.
o immer mehr...
o Angst, o Last, ô poids soulevé maintenant 
comme une plume...
Quelle mémoire. Mon Bosseigne!
Tout d'un coup, comme si dans la maison, on laissait entrer cette poésie du plus bas et là, entre pain et café, une échappée vers le taillis des mots. C'est tout. Si peu. Mais un peu de force vient de cette faiblesse et de la nôtre surtout, qui nous empêche de nous nourrir autrement que de pain.

Mon parent s'est tu, m'a regardée en souriant.
Sa jeunesse tout à coup. La mienne, plus lointaine, mais là, revenue jouer un moment avec la sienne.
Vers la forêt, sur le chemin, entre brume et soleil, avance une petite enfant, la Sand, la rejoindra au carrefour du bois brûlé la petite Alice et ensemble.

A ce soir, a dit Bosseigne, à ce soir, je te dirai si dans la librairie où je me rends tout à l'heure.
Au plus haut, oui.
Et voilà.
Restait à ranger la table, laver nos tasses et entreprendre à mon tour la journée.
Ouvrir la fenêtre aussi.
Faire entrer le vent.
Jusqu'au soir.



mercredi 4 décembre 2013

Douleur du retour/retour de la douleur

J'ai l'habitude
De me considérer 

Comme vivant dans les racines,
Principalement celles des chênes. 

Comme elles
Je creuse dans le noir 

Et j'en ramène de quoi
Offrir du travail 

A la lumière.


Guillevic


C'est un mot. Un mot fait retour. Ce poème de Guillevic ramène au jour l'obscur terreau. Sur lequel. Avec lequel. Sans lequel.

Les doigts se salissent à creuser. Les ongles noircissent. Nostalgie. Avec dedans, caché, ce mot d'algie que je lis dans le nom du pays de Z.
N'en parle pas à voix haute. Ni à moi, ni à mon parent. Ni à personne. Comme un secret honteux, la découverte de ce glissement dans un nom de pays. Comme la fin d'une terre dans le nom Finlande, mais là, aucun secret, ou alors, à dévoiler à ceux qui ne l'auraient pas noté, simplement. Pas de honte ni de fierté. Rien. 
Les mains gantées de terre, on fouille dans la poésie.
On dépose sur la table des tessons, des noms, des éclats.
Mais de rire, non, un peu parfois de peine, un sourire quand, puis la lassitude vient, alors musique. Bosseigne en saura rien de mon errance matinale dans le jardin glacé ni dans la langue italienne dont je dois extraire le poème.
Pas de dialogue avec Bosseigne.
Aujourd'hui mon parent est absenté.
Et face au froid, je dérive aussi sûrement qu'un bateau sans gouvernail. Mon Bosseigne serait-il le pilote de cette existence, j'en viens à me le demander. Son absence comme sa présence, son fauteuil, cette thèse dont on ne sait s'il la finira avant le printemps, tout ce monde qui lui est propre nourrit les matins et les nuits. Sans lui je suis sans voix.

Dans les maisons des hommes, la poésie n'occupe pas beaucoup de place. Un fauteuil est plus présent qu'un recueil de mots, comme ceux qui bordent mon lit. On a tous table, chaises, lit et ces instruments destinés à nous simplifier le monde, réfrigérateur, machines. Mais de la poésie, on n'en possède presque rien, des volumes plats et blancs rangés ensemble le plus souvent et encore, solitaires, loin du calendrier des postes et de la fenêtre du jardin. Certains en garnissent des étagères. Comme je tente de le faire mais.


J'oublie si vite et ne sais.

Réciter une page entière de Degroote, Sacré, Rouzeau, Commère. Ne sais. Ne me souviens que d'un mot, une tournure, à cause que.
Et c'est peut-être à cause que nos maisons sont remplies de nécessités que, privés de ce qui est indispensable, éloignés, nous redécouvrons quelques lignes d'un poème, parfois davantage comme au Läger, Primo Levi récitait la Divine Comédie.

Et Bosseigne, toujours absent, lui, mon parent, se récitait-il dans le cimetière de Bourges quelques vers rattrapés de l'oubli pour donner à l'inconnu chinois un peu de sa terre lointaine? 


Bretagne de Chine ce matin.

Brume mouillée et brillante.
Quel poème?

Ayant longtemps vécu prisonnier en cage,Enfin à la vie naturelle je reviens.


Tao Yuanming (365-427)

lundi 2 décembre 2013

Bosseigne, les Shanghaï Wok, un mot qui passe -

J'ai découvert, dit Bosseigne, les Shanghaï Wok. Tu connais? Dans la forêt de Mers.

Debout dans l'entrée, mon parent me regardait. Depuis son départ, je pensais à son retour. Aux premiers mots. Bec, par exemple. Quel allait être son premier mot? Je ne pensais qu'à lui, l'inconnu chinois. Ne l'ai pas dit. Il y avait quelque part dans un cimetière, non loin du monument aux morts de la guerre de 14-18, un tas de poussière couleur soufre. La Chine. Shanghaï. Mais mon parent s'il ne revenait pas de si loin, un enfant égaré dans la forêt sauvage du Nord. Notre maison qui lui était familière devenue étrangère. Pourtant. Au Sud.

La Chine?
Non, Bourges, a soupiré mon parent.
Bourges serait une ville chinoise ? Secrètement sinifiée?
Ne ris pas, mais plutôt écoute et vois.
Il fait nuit, Bosseigne. Tu rentres tard.
On peut voir très bien malgré la nuit. Des réverbères partout. Jusque sur l'eau. Et l'enfant morte, au moins, tu l'as vue?
Bosseigne. Ai-je commencé.
Il y avait la police, des ambulances.
Une enfant chinoise?
Non, mais il y avait la mer.
A Bourges. La mer.

J'ai préparé un feu, ai conduit Bosseigne près de la cheminée. Assieds-toi, ai-je dit. Mon parent a obéi. Le voyage à Bourges semblait l'avoir mené trop loin. Hors de lui, mon parent. Trop de visages, peut-être. Ou pas assez. Je n'avais pas envie de l'interroger. Les premiers échanges étaient trop difficiles. J'ai pris un livre, le lui ai tendu, une page, des lignes soulignées. Puis un verre d'alcool. Lis, ai-je demandé.

"- mais monstres maintenant, en surface, ça jusqu'au bec-"

Bosseigne a lu. Bec, a-t-il soupiré. Encore. Monstres morts. Jean-Pascal Dubost.

Puis rien. A regarder la flamme. A entendre la cendre. De Shanghaï à Bourges. Encore. Et puis la forêt et la biche aux yeux mouillés. Mon parent, qu'avait-il ramené de si brûlant que sa main gauche était glacée? Une enfant morte et noyée ?

C'est ce mot, bec, tu le dis, le redis, il change d'état, nous, non.
L'enfant?
Une mère qui laisse son enfant à la merci de la marée. Mégère de la mer. Aurait dit.
Ne l'aurait pas écrit comme oui. Plutôt comme non.
Tu prends ce qui vient. Ne vient pas. Tu es traversé. Tu voyages. On te voyage aussi. Sans que tu dises ton accord. Sans musique.
Un petit bec, c'est embrasser.
C'est aussi piquer, tuer, mordre. Je ne sais pas, a conclu Bosseigne. Où tu vas et où je suis venu. Ce soir.

A nouveau rien. Ou plutôt son voyage entre nous, corps fatigué malgré sa jeunesse, les mots et les gestes de tous les gens croisés et ceux des absentés.


Sur l'eau un enfant parfois marche.
Celui-là, non, mort. Une fille.
Je croyais qu'à Mers sur Indre, il y avait eu la mer, autrefois, mais non, bien entendu l'Indre seulement, ah.
La mère l'a tuée.
Dangereuse souvent et surtout on ne l'arrête pas dans son mouvement.
On ne passe pas.
Qui a dit ça?
Ecrit. C'est un soldat. Armé d'un fusil, de bandes molletières, d'une baïonnette. On ne passe pas. Debout contre le bleu du ciel.
Oui, toujours prêt au combat. Et moi, désarmé. En état de total mutisme. La guerre, la mer, l'infanticide.
Et moi qui t'attendais. C'est ça?
C'est invivable de mettre côte à côte des ennemis et de leur dire de s'aimer.

Comme je ne savais pas quoi ajouter aux paroles de mon parent, je me suis tu. Longtemps. Et Bosseigne à son tour. Nous ressentions l'un et l'autre ce qui l'accablait.
Shanghaï Wok.
La mer à Berck plage.
Les poètes l'écrivent :  un mot qui passe -
Osent les poètes ça.
Osent le bec et Berck, la mer et l'enfant.
Et puis.
Bosseigne endormi,
le verre a glissé vide sur le tapis.

Contre ce froid, là, rien.
A nouveau, sous la porte, le vent et aussi
un mot qui passe -.


Mais qui passe là
on ne passe pas
mais qui parle là
la voix du soldat
on ne l'entend pas


J'ai couvert mon parent, remis une bûche au feu et suis montée me coucher.
Jusqu'au demain. Lent demain.









vendredi 29 novembre 2013

Tu n'as pas besoin de la perfection du cheval.

Est-ce qu'il existe des pays sans paysage?
C'était la question du soir.
A débattre au retour de Bosseigne.


Beau signe.
Beau qui saigne sur le roc.
Mon parent. Son nom. Notre patronyme.
Dureté et douceur.

Sans lui, ces questions dites dans le silence de la chambre, en attente de présence.
Il y a, ai-je lu dans un livre trouvé aux puces, Littérature en Silésie, des pays à paysages et d'autres sans. Ce mot de Silésie sur la couverture m'avait attirée. 1944. Armand Hoog. Ce dernier évoquait Apollinaire et d'autres écrivains français dans son livre, écrit dans ses grandes lignes, en captivité. Dans sa poésie, écrit-il, Apollinaire dépayse le poème en y introduisant la modernité. Tricherie, mensonge. Vraiment? Est-ce parce que Kostro, alias Apollinaire était sans patrie? Je reste là, à rêver, dans l'odeur du vieux papier. Pays, paysage, patrie, patronyme et sans patrie.

Dans la préface, l'auteur écrit:
Littérature en Silésie, mais littérature française.
Lui et ses camarades sont prisonniers. Silésie, 1940. La littérature semble alors un moyen de salut, sortir de l'accablement, du recours à l'abîme. Lire alors permet de toucher la chair des livres. Hoog cite Alain citant Aristote: Tu n'as pas besoin de la perfection du cheval. Et il ajoute: Ce qui compte, ce ne sont pas les paroles, c'est la voix.

Voix de Bosseigne entrant dans la maison et criant: tu es là?
La mienne, saluant dès l'entrée: bonjour maison.
Et nos voix, le soir et le matin, rassemblées en une conversation.
Heimweh, à nouveau?
La phrase d'Aristote: il me faudra demander à Bosseigne.
Ce qu'il entend, là. Ce qu'il n'entend pas, aussi.
Tu n'as pas besoin de la perfection du cheval.


Vraiment?



jeudi 28 novembre 2013

Le bec de la vie

Personne n'est d'accord sur la longueur du chemin, disait la huppe dans la Conférence des Oiseaux. Tu dors?

Bosseigne est englouti sous une couverture. A portée de main, son café. Un mexicain, très fort et charpenté, choisi par le torréfacteur pour ses qualités. Mon parent ne se remet pas du froid de l'hiver. Surtout en imaginant la longue période qui s'étend devant nous. Il n'en finit pas de revenir de Bourges en hiver.

Le chemin est long, surtout quand on est glacé et fourbu. A-t-il marmonné encore.


Phrase dont le but est à l'évidence de me clore le bec.

Justement, le bec et la vie. Qu'en dis-tu?
Ton nom? Je ne dors pas. Et j'ai de quoi alimenter la machine si tu nous amènes sur ce terrain-là. Des expressions à trier sur le volet, si tu vois ce que je veux dire.
Quel volet?
Celui qu'on abattait pour vendre de la marchandise. Plus un abattant d'ailleurs qu'un volet, puisqu'il était horizontal et faisait un étal où les marchands pouvaient déposer leurs marchandises qu'ils entreposaient derrière, dans le fond de la maison.
Ils avaient pignon sur rue et sans sortir de chez eux pouvaient être dans la rue en quelque sorte. Je ne peux pas m'empêcher de faire la maline, mais je veux dérider mon Bosseigne sinon la nuit sera moins heureuse. Nous nous séparerions comme deux vieux parents maussades et je ne tiens pas du tout à ce que cette nuit soit triste. Ni pour Bosseigne, ni pour moi.

Et au loin ces roulements de tonnerre me rappelaient la ville familiale. Tu te souviens?
Quelles sortes de roulements?
Les armes.
Comme l'usine à Marseille?
Oui, l'usine de MHP. Tu vois qui je veux dire!
Mon ennemie intime, en quelque sorte. MHP! Des usines Paulet. Col d'hermine sur manteau bleu marine. C'était il y a longtemps et ce bruit va avec le mot abri peint sur les immeubles de la ville. Grandes lettres blanches dont je demandais à mes parents ce qu'elles signifiaient et eux levaient les yeux au ciel pour y chercher la trace des avions américains qui avaient bombardé Marseille.
Voilà.
On revient à l'écriture des noms?
Pour toi, le bec et la vie mais aussi le cil, comme un croissant de lune sur ta joue.
Poète, mon Bosseigne ce soir?
Non, mais envie de jouer un peu. Donc reprenons, coquille plus coeur égale Jacques Coeur.
Bravo! Et un ours plus un cygne?
Ours cygne, Ursins, c'est évident, non? Le Berry possède un nombre de lieux important qui se rapportent à cet Ursin dont on a fait un saint.
Et Bosseigne, comment l'imager alors?
A toi de chercher.

Et maintenant?
La nuit.
Couverture sur les douleurs.
Douceur sur les corps des dormeurs.
Et le petit loup qui s'y dérobe ? où allons-nous le cacher?
Nuit grise, nuit noire, nuit blanche.
Demain matin, un nouveau rébus.

Bosseigne a donné un but à mon sommeil.
Nous nous séparons réconciliés.
A la poursuite chacun d'un rêve.



mercredi 27 novembre 2013

Sur la tombe de l'inconnu chinois?

Il y a beaucoup de restaurants chinois à Bourges.


Ca a commencé comme ça. Et aussi avec un livre et une conversation. Drôle de moment, une conversation, a dit Bosseigne en me tendant un petit livre brun.

Tu es déjà passé par Bourges, a-t-il repris. Mais ce n'était pas une question. Mon parent avait son air des mauvais jours. Trop froid, a-t-il ajouté. L'hiver. La langue est gelée dans le cerveau. Rabelais. Mots figés. J'avais beau marcher vite. Rien ne dégelait dans ma tête. Alors j'accélérais le pas, peine perdue.
Et ce livre.

Je l'avais en main. Un livre de 90 pages.
Je ne suis pas passé par le cimetière. La tête me brûlait. Il faisait quatre degrés en dessous. De zéro, a précisé Bosseigne.

Je me suis mise à rire parce que j'ai pensé à une femme que je connais, qui est archéologue et qui ne dit jamais, en parlant d'un objet ancien, avant JC. Elle préfère une manière plus abrupte: 7 siècles avant, et c'est suffisant.

La conversation, c'est ce que nous faisons, non, chaque matin et chaque soir, en lieu et place d'activités sportives, ai-je dit à mon parent pour l'apaiser un peu.


Tu as lu le titre?
Oui, Stoned at Bourges. Je ne saurais pas exactement le traduire. Pétrifié à Bourges.
Il est question d'un cimetière. Je ne sais pas encre lequel. Il y en a deux à Bourges.
La pierre d'une tombe?
Peut-être, mais il y en a beaucoup.
Et ce livre.
M'a été donné. Et là j'ai découvert l'inconnu chinois. Et toutes ces pierres tombales avec ces noms. Et lui, le sans-nom. Voilà.

J'ai préparé un thé et un chocolat et par chance, j'avais acheté deux parts de far breton. La boulangère avait cru bon de planter dans chaque part un petit drapeau noir et blanc. Breizh. Je lui avais demandé si elle était originaire de Bretagne. Pas  du tout. Pourquoi, a-t-elle demandé. Je n'ai pas parlé du drapeau.

Ce chocolat chaud va réchauffer ta pensée, ai-je dit à mon parent en lui donnant une tasse. C'est radical.

Bosseigne n'a fait aucun commentaire, a serré ses deux mains autour du bol. Il a gardé les yeux baissés.
Je me suis mise à feuilleter le livre de Ian Monk. J'ai aimé sa manière d'ordonner le poème, en longues laisses, séparées par des chiffres romains. De I à VI. Comme les chants de l'Enéïde, me suis-je dit. De la page 43 à la page 48, tous les vers commencent par :
L'inconnu chinois...
et le livre se termine par ces mots:
ce papier devant mes yeux.
Comme moi, ce livre, devant mes yeux, que je parcours sans vraiment le lire, près de la lampe, avec, en face de moi, prostré dans la contemplation de la tasse de chocolat que je venais de lui servir.

Qui est ce chinois alors?
Justement, on n'en sait peu de choses. Il est mort en 1919, à Bourges.
Un soldat?
On l'avait fait venir avec d'autres pour travailler en usine d'armement. C'est lui l'inconnu chinois.
Le tombeau du soldat inconnu, c'est lui?
L'inconnu chinois, oui.
Dans le Berry?
Oui, oui. C'est étrange, je te l'accorde. Et troublant. J'allais dire tremblant. De froid. D'effroi aussi.
Alors on arrête.
Quoi?
Cet inconnu. Pour ce soir. Il faut te réchauffer. Je vais faire une soupe. Et prends donc cette couverture.

Mon parent m'a regardée un peu surpris du ton autoritaire que je venais de prendre.
Mais nous avions besoin de passer à autre chose.
Pour ce soir en tout cas. L'inconnu chinois ne mangerait pas à notre table.
Mais nous, plus tard.
Nous l'inviterions.
Entre nous deux nous lui ferions une place.
Mais pas ce soir.
Non.



lundi 25 novembre 2013

Les cantons suisses à la cantonade?

Tu aimes les biscômes? ai-je demandé à mon parent, ce matin au petit déjeuner.
Je ne sais pas ce que.
Ce sont des biscuits de Noël.
Pas ici.
Non, en Suisse, pain d'épices, miel, vin cuit, cannelle.
Ressemble ce mot à biscotte.
Oui, mais très gourmande alors. Pas régime.
Non. Mais nous ne sommes qu'en novembre.
Vrai. Mais décembre approche.
Ne crie pas si fort. Tu veux informer les voisins à propos de ce biscôme?
Tant va le biscôme à Noël que.
Tu parles à la cantonade?


Justement ce mot.

D'origine suisse.
Pas du tout, ai-je immédiatement rétorqué.
Pourtant les cantons, c'est une invention politique helvète.
Oui, mais là, étymologie oblige.
Alors?
Il est entré dans la langue au XV° siècle. Entré comme un invité plus qu'un intrus. On avait besoin de lui.
Et?
Venu de Provence, cantonada, d'un angle de la pièce. Un angle, c'est un canton.
Comme en Suisse.
C'est vrai, en 1291, le mot canton apparaît dans le serment du Grütli.
Et le mot cantonade?
Le théâtre a eu aussi besoin de lui, alors il a grimpé sur les planches et le voilà aux quatre angles criant.

Bosseigne rit. Il ne me croit pas. L'origine des mots, une foutaise. Pourtant souvent un vrai chemin vers l'avenir.

Tu parles suisse? a questionné mon parent.
Non, je me cantonne à ma langue et un peu l'italien.
Pas le même mot: cantonade et se cantonner?
Pas tout à fait le même, mais l'orthographe fausse piste est fréquente en français. A nous de la dompter. Tu vois ce que cette lettre P intercalée inaugure comme errance étymologique peu logique.
En latin je sais! Domitare.
Se cantonner: rester dans les angles donc.
Il y en a quatre, alors?
Pour moi deux suffisent pour trouer l'inconnu comme dit mon ami Patrick.

Cette fois la balle est dans mon angle.
Bosseigne me regarde avec une sorte d'admiration.
S'écrie: tu as gagné, joyeusement.
A la cantonade il ajoute: ma parente est une fine mouche, et se lève et s'en va.
La journée commence.
Voilà.


dimanche 24 novembre 2013

La nostalgie pour dire l'exil des gardes suisses du Vatican

Bosseigne a froid. Préfère la mer, sa douceur l'été. Grogne. Regimbe. Roumègue. Cherche ses mots. Se tait.
J'ai essayé de dire autre chose. De dire autrement dit. Au lieu de parler silence, tenter de passer la barre des dents. Mais.
Nous cherchons nos mots. Quant aux maux. N'en parlons guère. Evitons parler guerre. Quelques mots, quels mots, gronde Bosseigne.

Un âne bienfaisant s'élevait dans l'azur souriant,
sabots joints, à Sainte Bernadette.

A haute voix, Nicolas Bouvier. Comparse, compagnon, camarade. Bosseigne lève le nez? Comment?

Je ne sais que répondre: Bouvier, oui, même si pour toi. Mais cette proximité du Suisse et sa nostalgie au centre.


En grec, ce mot n'a jamais existé.
Formé plus tard. Nostos et algos.
Oui, achève Bosseigne. Fermant la bouche comme la conversation. Moi, non.
Les gardes suisses du pape avaient la nostalgie du pays natal, alors.
Alors on a inventé ce mot pour eux?
D'après l'allemand, heimweh. La douleur du pays natal.
Et ils partaient?
Oui, sinon ils mouraient, alors ils désertaient, disparaissaient. Arrivés en Suisse en 1506.
Continue, dit mon parent, impatient et agacé.
Ils éprouvaient à nouveau ce curieux sentiment. Languissant de Rome.
La bêtise de celui qui veut toujours ce qu'il n'a pas, conclut Bosseigne.

Je ne dis rien. Mon parent, me semble-t-il, se fourvoie. N'est pas sur la bonne route. Doit faire demi-tour.

Ce n'est pas ça. Non. Mais si on considère le voyageur, celui qui va et vient sur la mer vineuse, revenant et repartant, Ulysse pour ne pas le nommer, ou Nicolas Bouvier, alors on comprend mieux ce mot de nostalgie.
On ne soupire qu'après ce qui s'éloigne de soi et parfois, le plus souvent, on ignore ce après quoi on soupire. Il est des pays qui ont ce pouvoir d'être désirables, à la fois à cause de leur nom comme ce beau mot de Finlande, ou parce qu'ils incarnent à nos yeux, bien davantage que d'autres, la nostalgie, comme le Portugal, pays à qui on doit l'invention de la saudade. Ces deux pays ont en commun des faits historiques douloureux qui renvoient à la disparition, celle énigmatique du jeune roi Sebastien et la cession de la Carélie pour les  Finlandais qui virent ainsi disparaître un pan entier de leur territoire national au profit de l'ennemi soviétique.

De l'étymologie tu passes à l'histoire des peuples et à leurs mythes nationaux!

Mon Bosseigne s'indigne dans le jour finissant, se lève, maugrée encore, met une bûche au feu.

Tout ce que j'aime lire a trait à cette nostalgie, ai-je tenté à nouveau, pour ramener Bosseigne vers les voyages dans les mots. Nous en sommes là, ne bougeant guère, égrenant les mots qui nous éloignent sans un seul mouvement que celui de la mémoire.
Et ce foutu fauteuil, est-ce qu'il nous parle de nostalgie? Je me demande parfois si je désire vraiment qu'il réapparaisse ici.
Nous ne le saurons que le jour où.
Nous irons le chercher, au printemps, quand la neige aura fini d'encombrer les chemins et les routes.
Sans doute, sans doute, ai-je marmonné.
Tous les coqs du matin chantaient...a écrit Bouvier avant de connaître Tabriz et il en avait déjà éprouvé la nostalgie.
J'abandonne, ce soir, tu as plus de chance que moi.
Un peu de soupe au menu. Diète. Et demain.
Du vin, rouge, qui réchauffe. Pour la mer couleur de vin. Et des arbres à planter. Trois. Pruniers de sainte Catherine.

Nous avons fini là-dessus.
Bosseigne a raison, buvons et demain, nous travaillerons au jardin.
Malgré le froid. Mettrons nos bottes en caoutchouc.
Irons dans la boue. Creuserons trois trous.
Planterons trois arbres.
Piétinerons la nostalgie.

Bosseigne a une fois plus gagné la partie.




jeudi 14 novembre 2013

Empêcher, arriérer quelqu'un, puis rester en arrière, puis s'arriérer, partir (en Sibérie)

Porter préjudice à quelqu'un, empêcher: arriérer quelqu'un, puis rester en arrière, puis s'arriérer, est un verbe dérivé.
Nous voulions aller le soir encore plus loin; mais un vent du nord violent nous en empêcha. Selon l'usage du pays, les bateaux n'avaient pas d'autre gouvernail qu'un baliveau...
Dériver comme une barque sur la mer...
Certains écrivains enlèvent tous les comme.
Je ne suis pas écrivain, j'écris.
Comme, dans comme une barque si tu l'enlèves, le sens dérive bizarrement.
Le soir on fait ce qu'on veut de la langue. Puisque derrière il y a la nuit.
Pas le matin?
On ne peut pas, on va l'utiliser toute la journée, la langue. Alors.


Je n'avais jamais pensé à ça, ce que dit Bosseigne, la langue et la nuit, la langue et le jour. C'est sur la même ligne que l'aristocratie des mots. Mon parent est travaillé par sa thèse et le soir, il jette sa gourme.
Je suis restée en arrière. A écouter se poursuivre en moi l'avancée linguistique de Bosseigne. Son règlement de compte personnel. Le soir. Nous avions dîné. Le feu mijotait pour la nuit. Nous restait un peu de temps avant l'engloutissement au fond du puits. Mais je ne trouvais rien à ajouter. Pour moi, les mots n'avaient pas de hiérarchie. Je n'aimais pas les gens qui se délectaient de ce qu'ils appelaient les mots poétiques. Qui écrivaient des poèmes remplis jusqu'à la gueule. Mon parent et moi étions d'accord là dessus. Mais son aristocratie et ses esclaves, non.

C'est comme ce terme de mal donné.
Oui?
Broussailles.
Comme, tu l'as utilisé encore?
J'aime ce mot modeste, bégayeur, sans prétention.
C'est un mot esclave?
Oui, un peu. Mais il est sûr de lui. C'est pour ça que.
Les écrivains s'en méfient?
Oui; ils redoutent d'être découverts.
Marcher à découvert dans la page?

Bosseigne s'enfonce dans quelque réflexion qui l'éloigne de moi. De la maison de nos parents. De cette famille en fuite qui est la nôtre. D'Yverdon. De la Suisse. C'est son livre. Un vieux livre qu'il a acheté aux puces de la Place du Marché. Voyage en Sibérie, A Paris, Chez Desaint, rue du Foin Saint Jacques, 1767. Mon parent m'a fait lire la première page. A présent il s'éloigne rapidement le long d'un fleuve.

Plus on remonte la Vitime, plus on voit s'élever les montagnes qui bordent ses rives: la plupart sont couvertes de forêts épaisses. Sa source est fort éloignée...
Comme toi?
Je suis en Sibérie. Chez les Iakoutes. Tu connais?
La Sibérie? Chalamov.
Pas seulement.  Ecoute encore: Le genre de vie des Iakoutes est peu différent des autres sibériens idolâtres. Le pain ne leur est point nécessaire. Ils mangent les racines de l'argentine. Ce n'est pas un pays, mais une plante qu'ils mangent crue, signe de leur rusticité et de leur paganisme. Pas de pain!
Tu crois qu'il y a un lien entre le pain et le paganisme?
Bien sûr. Le pain est corpus christi. Non?

Voilà où nous en arrivons.
A la nuit noire.
En Sibérie.
Sans pain.
Sans feu.
Et nous.








mercredi 13 novembre 2013

Pourquoi m'avez-vous laissée m'arrièrer si longtemps?

C'est le matin. Froid. Doré par les premiers rayons. Mais la question de Bosseigne reste en suspens dans l'air glacé de la maison. Il faut remettre du bois dans le poêle. Plus important que répondre aux.

Pourquoi m'avez-vous laissée m'arrièrer si longtemps?


Bosseigne a répété sa question, comme on assène un marteau sur une tête de clou. Avec détermination.

D'où vient cette phrase?
C'est le verbe plutôt.
La phrase aussi.
Ce qui m'a saisi, c'est ce verbe d'arrièrer. Son sens ancien. Oublié. Laisser en arrière en plus fort.
Moi la phrase, surtout savoir qui la prononce. Une femme?
Oui, à cause de l'accord.
On ne l'entend pas!
Et puis.
C'est une femme qu'on a abandonnée. Enfermée peut-être. Rendue idiote à force de douleur. C'est ça?
Ce n'est pas un cas d'arriération mentale, en tout cas.

Bosseigne se plonge dans le café brûlant, m'oublie, lève le nez, regarde au dehors le vent qui fait voler les feuilles.

Et puis autre chose. Le Cornouailles, tu vois.
Je ne comprends pas.
Dans le livre (Wilkie Collins, Le Secret). Une vieille traduction. Le traducteur écrit Cornouailles au masculin, bizarrement. Comme s'il avait traduit le Bretagne.
Etrange géographie que celle dont tu parles. Le sexe que nous donnons aux régions du monde nous éclaire sur la réalité que nous choisissons.
Un peu compliqué. Mais c'est vrai que ce livre offre un exemple d'un traducteur aux prises avec une langue et un pays qu'il semble mal connaître.
Tu as lu le livre en entier?
Non, il est illisible en partie du fait de ces particularités.
Et cette femme qu'on a laissée s'arrièrer si longtemps?
Emouvante bien entendu comme toutes les victimes. Enfermée par le secret qu'elle détient malgré elle.

A nouveau silence de Bosseigne.

Pourquoi me laisses-tu m'arrièrer?

Bosseigne rit.
Moi non.
Le vent.
Je suis une femme. On m'a arriérée. Je ne le dis pas à Bosseigne. Comme toute femme. Je ne suis pas sûre. Mais j'ai en moi ce verbe. L'action qu'il décrit. L'enfermement, l'éloignement qu'il suppose.

Appartient-il à l'aristocratie des mots?
Non. Trop vieux.

Bosseigne a tranché. Le pain, les mots.
La journée.
Quel est le verbe antonyme à arrièrer?
Avancer.
Allons-y.





mardi 12 novembre 2013

Dourgnes, Dausse et Venoge

Ce sont les noms qui.
Uniquement eux?
Non mais beaucoup dans la bouche sont.
Des noms plus que des mots?
Oui, je dirais oui.
Comme un roman alors?
Qui porterait ce titre.
Ou un autre, trois mots comme deuil, durée et damnation?
Non, Dourgnes, Dausse et Venoge, qu'en dis-tu?
Bien trouvé.
C'est tout?

Là mon parent reste sur sa faim. Il voudrait que j'attaque davantage, pas que je cesse le combat à la première offensive. Un peu de ténacité. De courage. Mais je n'en ai rien à faire. Sommeil, froid, envie de se rencogner.

Des noms, ce sont des mots, non?
Oui, mais là, on dit propres, noms propres et on les majuscule à l'initiale. C'est l'aristocratie des mots.
Ah? Tu vois la langue comme une société?
Oui, des vieux, des jeunes mots et puis une hiérarchie entre les uns et les autres. Tiens, les verbes!
Eh bien?
Ce sont les chefs de la police.
Ah...
Une milice en quelque sorte, là, pour faire régner le sens.
Et les adjectifs sont leurs esclaves?
Oui, tu me suis, je vois!
Non.

Bosseigne sait qu'il ne m'a pas convaincue, enfin pas encore. Il va revenir à la charge, je le connais et moi, à ce degré de lassitude où la journée m'a laissée, je ne suis pas de taille à repartir à la charge et mon parent le sait bien, lui qui.

Les noms propres ne suivent jamais un déterminant, rien ne les fait masculin ou féminin par contrainte. Ils sont ce qu'ils sont, Dourgnes, Dausse et Venoge. Intacts et beaux comme de jeunes gens. Telles les villes de Lisbonne, Marseille ou Shanghaï. Ni féminin, ni masculin. On les dit propres et ils le sont, lavés de toute référence au genre. Mais tu dors sur pied, ma parole!

Bosseigne est indigné et moi, ennuyée. Je voudrais faire un effort, briller un peu, mais mon ignorance, ma lassitude, mon écoeurement de moi-même sont les plus forts.

Si on allait...
Se coucher, c'est ça?
Pour ce soir, trop froid, trop noir.
Impropre à la conversation? A être autre chose qu'une matière fatiguée? Un esprit enchifrené, nez bouché et sans gaieté?
C'est ça.

Finissons-en, Bosseigne, je n'ai pas ton talent à poursuivre. Petite joueuse sans endurance, tu as raison.
Je n'entends que le vacarme de mon sang dans mes artères. La pulsation lente d'un corps refroidi. Les draps froids me font trembler par avance. Mais justement j'avance. Vers le sombre, le noir, la nuit. Sans résistance aucune.

Dourgnes, c'est le nom d'un village.
Dausse, un ami de Walter Benjamin.
Et la Venoge coule au pays de Vaud, en Suisse.

Voilà pour l'aristocratie des noms propres.
De ce soir espoir.
Demain un autre espoir?
Oui, suivi d'autres soirs.

Bonne nuit, a dit Bosseigne en quittant la place.
Et moi je n'ai rien dit. Il était déjà parti.


lundi 11 novembre 2013

Je voulais te parler de Dausse et de son palmier, commence Bosseigne.

Je voulais te parler de Dausse et de son palmier, commence Bosseigne.

Il faisait un beau soleil. Vent fort. Rien à faire. Un dimanche. Nous en profitions souvent pour nous raconter nos rêves ces jours-là. Les dimanches s'offrent comme une plaine large et libre devant nous. Pas de travaux en vue. Ou alors entretien du jardin, rangements, rien de fâcheux. Des tâches familières et nécessaires. Rien à penser, seulement à agir.

Son palmier est mort.
Le nôtre tient le coup, ai-je fait remarquer à mon parent. Il résiste.
Celui de Dausse était spécial, il lui indiquait la ligne de l'horizon comme une certitude inébranlable.
Une sorte de baromètre de l'horizontalité?
En quelque sorte. Mais aussi un indicateur météorologique et théologique. Comme aurait noté ton cher Caproni. Dausse en faisait son appui, son témoin, son...
Qui est Dausse? ai-je fini par demander à mon parent.


Bosseigne n'a pas répondu tout de suite. Ma question le surprenait peut-être tant ce nom de Dausse présentait à ses yeux une évidence. Un peu comme la collection de peignes que j'avais vue chez une de ses amies hongroises, chercheuse elle aussi. Ou comme Joker ou la Tapissière.

Je ne suis pas sûr de savoir te répondre, a-t-il commencé. Mais Dausse appartient à quelque chose de plus grand que moi, c'est pourquoi je ne sais pas comment te le présenter. Ce n'est pas un de mes amis.
C'est un peu comme la persane, tu vois. De ces noms, de ces gens qu'on côtoie sans les connaître mais en les approchant d'assez près malgré tout.
Il vit dans un roman?
On pourrait le dire comme ça. Plutôt dans une lettre. Ou mieux, dans un rêve.
Un des tiens? Un de ceux que tu m'as racontés?
Non.

A nouveau Bosseigne se taisait. Je ne savais pas quoi lui dire. Poser des questions pertinentes est difficile, surtout un dimanche matin où le vent souffle si fort qu'il interdit toute vraie concentration.
Je préférais attendre que mon parent se décidât à me raconter la suite de l'histoire du palmier.

Les palmiers sont attaqués par un mal sournois, une chenille qui se cache dans le tronc et les tue à petit feu. Le jardinier me l'avait expliqué. Une sorte de cancer des palmiers. Terrifiant comme la vision des mourants, avait-il ajouté, les arbres comme nous se décharnent et meurent. Lorsqu'on est bien portant, les joues pleines et roses, les cheveux sur la tête, comment imaginer l'inimaginable. Nous nous étions tus, soudainement accablés. Et là, ce dimanche matin, entre la mort des palmiers et l'énigmatique Dausse, mon parent pris de mutisme semblait déconcerté.

Ce Dausse, tout de même. Un jour ici, l'autre là-bas. Et nous, toujours à parler ensemble.
C'est bien, non?
Oui, oui. Mais Dausse vit dans une lettre. Pas dans un rêve, ni dans un roman. Une lettre, tu te rends compte?
Il est vivant?
Attends-moi, je vais chercher de quoi te faire comprendre qui est Dausse.
Et le palmier?
C'est une autre histoire.
Vraie?
Comme toutes celles que nous nous racontons.

Bosseigne encore une fois.
Nos histoires sont vraies, toutes.
Mais tout de même.  Il faut que Bosseigne.
Revenu avec un livre dans la main. Il va enfin m'éclairer, ai-je pensé.

J'ai rêvé que nos lits étaient redevenus des tombes. Mais rien de triste, une douce manière d'en finir. Et le palmier s'endormait avec nous de cette même mort tranquille. C'est là que Dausse apparaît. Non pas dans le rêve, non.
Où alors? (Je me sentais devenir impatiente, avec l'envie de dire une chose un peu méchante, histoire de provoquer mon parent et qu'il dise à la fin qui était ce Dausse mystérieux.)
Dans une lettre.
A toi adressée, que tu as écrite, que tu as trouvée?(rafales de questions pour obtenir une réponse)
Ecoute: "cette partie de la lettre était, en surplus, munie d'une petite voilure bleue..."
Je ne comprends pas.
C'est une lettre de Walter Benjamin dans laquelle il raconte un de ses rêves où il est compagnie de son ami Dausse. Tu comprends mieux maintenant?
Non. Mais j'aime assez ta manière d'embrouiller les choses.
C'est à cause de ces voyages incessants que je fais. Il vaudrait mieux qu'assis à mon bureau je lise et rédige...
Assis suppose un fauteuil...
Nous y revoilà, a conclu Bosseigne.
Eh bien Noël approche.
Tu crois aux miracles?
Non, mais à Dausse et à son palmier, ça devrait suffire.

Bosseigne a ri. Moi aussi.
C'était suffisant pour une journée de dimanche.
Oui, tout à fait suffisant.
Et nous en sommes restés là.
Entre Dausse et son palmier.